« Comment pourrais-je décrire mon émoi devant un tel prodige ? Comment pourrais-je dépeindre cet être horrible dont la création m’avait coûté tant de peines et tant de soins ? Ses membres étaient proportionnés et les traits que je lui avais choisis avaient quelque beauté. Quelque beauté ! Grand Dieu ! » Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne, 1817
Drôle d’ambiance au Grand Théâtre samedi soir. Le studio était à moitié vide, les gens avaient-ils peur ou la pièce n’avait-elle simplement pas assez d’attrait pour trois représentations. « Bien sûr que cela peut paraître dérisoire, dans le contexte actuel, de vouloir raconter des histoires », concédait le metteur en scène Laurent Gutmann, sur scène avant la représentation. Mais qu’avec son équipe, ils avaient décidé de jouer, malgré les attentats parisiens de la veille, « parce que le spectacle, c’est la fête et la fête, c’est la vie. Et la vie ne peut pas s’arrêter ». Difficile, après cela, pour Eric Petitjean en Victor F. de s’adresser directement au public, dans son rôle de scientifique rationnel qui essaie de repousser le limites de la vie.
« Le fait sur lequel est fondé ce récit imaginaire a été considéré par le Dr Darwin et par quelques auteurs physiologistes allemands comme n’appartenant nullement au domaine de l’impossible », écrivait Mary Shelley il y a 200 ans – et Laurent Gutmann, dont on avait tellement apprécié la lecture moderne de Machiavel il y a deux ans, n’a pas de peine à adapter le texte à notre époque. Il le fait avec le sublime décor atemporel d’Alexandre de Dardel, signifiant, avec un rideau vert d’eau et deux chaises, un laboratoire de scientifique qui pourrait être n’importe où (Victor insinue même qu’il pourrait se trouver « dans un des laboratoires dans votre pays »). Dans un long, très long monologue, le chercheur raconte son histoire heureuse en Suisse, sa soif de savoir, d’explorer toujours plus loin les frontières de la connaissance, jusqu’à son désir de se faire démiurge et de créer la vie ex nihilo. Il aura vécu durant sept ans en isolation, reclus dans son laboratoire, n’ayant de contact humain qu’avec son voisin et ami aveugle Henri (Serge Wolf).
Son arsenal pour créer un être vivant « à partir de la seule intelligence humaine » est de haute technologie : de la poussière d’étoile (attrapée dans le ciel étoilé qui se cachait derrière le rideau), une machine qui n’est pas montrée, et, un dispositif très XXIe siècle, sous forme de télécommande qui, une fois enclenchée, lance un processus de 42 secondes très exactement avant que « la chose » ne prenne vie. Laurent Gutmann avait annoncé, dans sa note d’intention, ne pas vouloir concevoir un monstre qui fasse peur, et son coup de génie est de faire durer l’attente avant que le public ne découvre cette créature si mal réussie qu’elle effraye jusqu’à son concepteur. Elle devait avoir « l’air aimable et le physique jovial », naître adulte avec des capacités intellectuelles illimitées, tout habillée de noir, avec une chemise blanche – Victor a tout pensé pour faire de sa création un être avenant. Et pourtant, petite erreur de programmation, « il » (qui ne portera pas de nom) sera difforme. Hydrocéphale et avec un sourire figé. « Le monde était beau et moi, j’avais une tête à faire peur ». Il a les traits de Luc Schiltz (qui l’incarne), les cheveux de Luc Schiltz et même, peut-être un peu du sourire de Luc Schiltz. Mais c’est un monstre quand même. On pense, en le voyant une première fois, à ce masque de Picasso que Maurizio Cattelan avait créé pour une exposition chez Emmanuel Perrotin. Ce monstre-là fait peur par sa disproportion, mais surtout par ce smile or die, son impossibilité d’exprimer une autre émotion qu’un sourire forcé.
Si l’histoire de Victor F. tient en quelques lignes – le créateur, consterné par son échec, s’enfuit en Suisse, mais la créature, qui, logiquement, voit en lui son père, le suit et, constatant qu’il est rejeté, tuera tous ceux qui sont chers à Victor (« si je ne peux t’inspirer l’amour, je vais t’inspirer la peur »), soit Henri et Elisabeth, sa fiancée si cruche (excellente Cassandre Vittu de Kerraoul) –, c’est par son esthétique entre la beauté et le kitsch (ah, ce panorama helvète bucolique), son humour et son côté conte philosophique au ras-les-pâquerettes que la pièce surprend. Alors que la plupart des adaptations font de Frankenstein un sujet d’effroi, Laurent Gutmann y voit plutôt une fable sur les limites de la science. Le vrai méchant, dans sa lecture, c’est Victor, qui délaisse sa créature et en fait ce monstre qu’elle deviendra à la fin. Le metteur en scène pose donc surtout des questions sur la responsabilité de la science, voire sur la responsabilité parentale lorsqu’un être vivant est cloné ou le vivant manipulé.
Ce Victor-là est un con fini, antipathique au possible dans son obsession de scientifique, qui ne manipule pas seulement sa propre créature, mais aussi ses proches, utilisant Henri et Elisabeth comme bon lui semble. Lors du procès qui lui est fait, il fera amende honorable : « J’ai cru en la science et j’ai compris que chacun doit rester à sa place, l’homme et Dieu » ou « qui accroit son savoir accroit son malheur ». Cela le rend encore plus détestable.