Pas de chance... Il voulait passer une permanence tranquille dans son commissariat, puis rentrer à la maison. Pas de chance, elle voulait juste se faire arrêter, et elle tombe sur lui. Pas de chance... ou justement beaucoup de chance ? Pour lui ? Ou pour elle ?
Les lois de la gravité, adapté du roman de Jean Teulé et qui se joue en ce moment au Tol (Théâtre ouvert Luxembourg), met aux prises deux personnages a priori opposés. Un soir dans un commissariat entre une femme effacée, dos voûté et masque mélancolique. Elle vient se dénoncer du meurtre de son mari, violent et dépressif, que les enquêteurs, dix ans plus tôt, avaient pris pour un suicide. Face à elle, le lieutenant Pontoise est plus que réticent, d’autant que dans quelques heures, il y aura prescription. S’engage alors une drôle de garde à vue, un duel entre une femme bien décidée à payer sa dette à la société, et un homme qui semble ne plus c roire en cette société.
En s’attaquant à cette mise en scène, Véronique Fauconnet s’est, de son propre aveu, « lancée dans une sacrée aventure », pour récupérer les droits notamment. Le théâtre Hébertot à Paris avait l’exclusivité, il a fallu se battre pour convaincre. « Pourtant, montrer le spectacle en même temps à Luxembourg en automne ne constituait pas une grosse concurrence », rit la metteure en scène, qui scénographie avec brio la rencontre des deux personnages. Est-ce la taille réduite de ce théâtre qu’on aime appeler « de poche » qui sied particulièrement au huis-clos ? Ou le jeu très expressif et tout en finesse des comédiens ? Ou encore la mise en scène taillée sur mesure ? Un peu tout ça à la fois.
Bourru, déprimé, dépassé, pas à sa place, anarchiste sur les bords, romantique... le personnage du lieutenant prend en charge l’humour, souvent décalé, de la pièce : « Chaque fois que je suis de permanence il me tombe une merde ; ce soir c’est vous » ; « Le remord, ça m’en touche une sans faire bouger l’autre » ; « Vous n’aurez qu’à les mettre sur le congélateur », offrant des roses à la femme dont le mari est justement tombé du congélateur placé sur le balcon de leur appartement... « avec les compliments de la police française ! » La femme, elle, restera anonyme tout au long de la pièce. Touchante, têtue, blessée, seule. Leur rencontre est rythmée par plusieurs « phases d’approche » : au début côte à côte mais dissociés, puis une phase dans laquelle il essaie de la comprendre, enfin celle où il lâche ses convictions pour réellement entendre cette femme. La pièce repose aussi sur le ressort du suspense. Jusqu’à un moment très avancé du spectacle, en effet, on reste du côté du lieutenant et on ne comprend pas toujours l’entêtement de la femme. Mais le texte amène un élément de compréhension qui fait basculer notre jugement.
Un texte vif, riche, enlevé, tout en émotions et en contrastes, reposant sur cette confrontation qui élève au-dessus de la posture victimaire pour aller chercher toute l’humanité dans ces deux personnages. Au bout du compte, c’est la rencontre de deux solitudes, d’êtres bousculés mais aussi sensibles, aimants, passionnés (la factrice tout en affection pour les gens derrière les boîtes aux lettres et qui peint des tableaux de sable, le flic qui cite Desnos et Verlaine). En plus d’être un questionnement sur la morale, la revanche, la vengeance, la justice, la place de chacun dans le monde, Les lois de la gravité est une pièce sur une rencontre. Sur la naissance de l’empathie.
Colette Kieffer, qu’on a vu en femme fatale manipulatrice dans Chien chien, est ici parfaite dans le rôle de cette femme naïve et gentille, larmes perlant au coin des paupières et mains tremblantes, tête inclinée. Jérôme Varanfrain, lui, était persuadé, à la première lecture du texte, que le rôle n’était pas pour lui. Véronique Fauconnet l’a poussé dans ses retranchements, convaincue, à raison, qu’il était plus intéressant de chercher un comédien fin aux yeux clairs qu’une baraque bourrue, faisant ainsi éclore un jeu plus subtil, sublimant un gros travail de mémorisation : « Je le travaille depuis le mois de juillet », confiait-il à l’issue de la représentation, expliquant la difficulté du théâtre contemporain : « Tout est dans le sous-texte, alors que dans le théâtre classique, particulièrement dans la tragédie, le texte dit tout. » Brice Montagne, qu’on avait découvert en jeune homme souffrant et sensible dans Un Obus dans le cœur de Wajdi Mouawad, prouve qu’il est aussi capable d’endosser parfaitement le costume du jeune flic paysan.
La mise en scène de Véronique Fauconnet permet au spectateur de garder sa place d’observateur privilégié, passant par des montagnes russes de questionnements et d’émotions. Le choix de la musique d’Ibrahim Maalouf renforce l’impression de mélancolie et la tendresse qu’on éprouve pour ces deux-là. « C’est l’album Red and black light, qu’il a écrit en hommage aux femmes anonymes qui se battent tous les jours pour améliorer leur quotidien ou celui de leur famille » explique-t-elle. Pour les femmes anonymes... et les hommes qui les écoutent.