« Je dois avouer, reconnaissait mardi Jeannot Krecké, que moi même, en tant que député, je n’étais pas vraiment tracassé par Lisbonne. » Non, le ministre de l’Économie ne parlait pas de ses projets de vacances dans la capitale portugaise. Il évoquait plutôt la raison pour laquelle d’ici mars 2005, ses jours de congé se feront rares. Le 24 mars 2000, quinze illuminés déclaraient solennellement lors d’une réunion à Lisbonne que l’Union européenne s’était fixé un nouvel objectif stratégique : « Devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale. » Ils se donnaient dix ans pour réussir. Et comme il s’agissait en fait des quinze chefs de gouvernement de l’Union européenne, il y avait certaines raisons pour prendre leur détermination au sérieux. Or, l’année 2000, c’était le bon vieux temps. La croissance économique était au rendez-vous et la « nouvelle économie » promettait prospérité pour tous et pour l’éternité. Puis la bulle Internet a éclaté, la conjoncture s’est retournée et le terrorisme international a pris les devants dans les préoccupations politiques. Jeannot Krecké était loin d’être seul à se désintéresser de la « stratégie de Lisbonne ». Celle-ci n’était pourtant ni si nouvelle ni si révolutionnaire qu’on pourrait le croire. L’invention de nouveaux « processus » était à l’époque presque une mode dans l’UE. La présidence luxembourgeoise de 1997 avait ainsi donné naissance au « processus de Luxembourg », visant la politique de l’emploi. En 1998, les Britanniques lançaient celui « de Cardiff », consacré aux réformes économiques, et un an plus tard c’était au tour des Allemands de proposer celui « de Cologne », supposé améliorer la coordination des politiques économiques des Quinze. Lisbonne venait en 2000 chapeauter le tout. La Commission estime qu’il serait possible d’augmenter la croissance annuelle en Europe de la sorte de 0,5 à 0,75 point de pour cent. Les idées existaient déjà elles aussi. Depuis les années 80, des services de la Commission européenne insistaient sur l’importance de l’éducation et de la formation professionnelle, par exemple. Une direction de la Commission, située à l’époque au Kirchberg, rédigeait ainsi dès 1995 un livre vert sur l’innovation, insistant sur le rôle crucial de la recherche mais s’intéressant aussi à d’autres éléments que la technologie. L’émergence des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), surtout Internet, complétait le menu. L’actualité politique ne suffit pas pour expliquer le quasi oubli dans lequel la stratégie de Lisbonne est rapidement tombée. Il y a aussi des raisons institutionnelles. Le Conseil européen, qui réunit les chefs de gouvernement, est certes l’organe le plus prestigieux de l’Union, mais d’un point de vue formel, ses pouvoirs sont limités. La présidence irlandaise du premier semestre 2004 a en conséquence ramené la stratégie de Lisbonne davantage dans les procédures décisionnelles habituelles de l’UE. Les conseillers des Premiers ministres, qui avaient préparé le sommet de Lisbonne en 2000, ont largement été exclus des travaux. La Commission par contre a été mise au centre du processus. Les ministres sectoriels, notamment le Conseil « Compétitivité », ont été invités de présenter leurs propres contributions au débat, alors que le Coreper, les représentants permanents des 25 à Bruxelles, ont repris leur rôle habituel de coordination. Aux faiblesses inhérentes du Conseil européen dans un tel exercice s’ajoutait la méthode retenue pour faire avancer Lisbonne. L’Union n’a en fait que peu de pouvoirs dans bon nombre des domaines visés. La Commission agit alors surtout en tant que think tank. L’éducation, les budgets de recherche, l’informatisation des administrations publiques sont autant de domaines dans lesquels les États sont seuls maîtres à bord. En 2000, on a donc inventé la « méthode ouverte de coordination ». Plutôt que d’imposer des directives et règlements, l’Union européenne mise sur le benchmarking et la peer pressure. À coups de comparaisons entre pays et d’indicateurs structurels, les gouvernements sont supposés être forcés à tenir leurs engagements. En 2004, on est certes loin d’une réalisation des ambitions de Lisbonne, au Luxembourg comme ailleurs. Les effets des démarches peuvent néanmoins être ressentis dans les discours politiques quotidiens. Les programmes eLëtzebuerg et eGovernment doivent ainsi leur existence à l’initiative eEurope lancée à Lisbonne. Le mérite des discours autour du life long learning, de la formation tout au long de la vie, revient de même à Bruxelles. Les projets favorisant l’esprit d’entreprise et l’accès au capital risque rentrent aussi dans le cadre de la stratégie de Lisbonne. Lors de la formation du nouveau gouvernement, Jeannot Krecké a été désigné pour coordonner la stratégie de Lisbonne au niveau national. « Un grand défi, selon l’intéressé. Je ne le savais pas au départ, où je n’avais peut-être pas le choix. » Le ministre aura ainsi parmi ses tâches de rappeler aux syndicats que la retraite à 57 ans, c’était un outil ponctuel de lutte contre la crise, pas un acquis social. « Procéder à des réformes était longtemps considéré comme un signe de modernité, aujourd’hui, c’est suspect, » constate Krecké. Puisqu’il dirigera les travaux du Conseil des ministres « Compétitivité » pendant la présidence luxembourgeoise, il lui reviendra un rôle clé dans la préparation du Conseil européen de printemps 2005 et le réexamen à mi-parcours de Lisbonne. « Nous sommes loin de l’objectif, » reconnaissait mardi Jeannot Krecké devant un parterre d’experts réunis pour débattre de la stratégie de Lisbonne sur invitation du Statec et du CRP Henri Tudor. Pour les problèmes qui se laissent résoudre avec de l’argent, le Luxembourg ne s’en sort pas si mal. Mais quand il s’agit des hommes et des femmes, des élèves et des étudiants, des chercheurs et des professeurs, l’image est moins reluisante. Dans la comparaison du niveau d’éducation des jeunes, le Luxembourg se classe à la 21e place parmi les 25. Quand on regarde le nombre de jeunes ayant quitté prématurément l’école, on décroche la 11e place parmi les Quinze. En matière de formation continue, le Grand-Duché se situe en dessous de la moyenne européenne. Pour un pays qui, au moins à en croire les programmes électoraux, n’a que ses ressources humaines comme richesse nationale, c’est un désastre. En matière d’activités de recherche, le Luxembourg paraît mieux placé. Il affiche ainsi un nombre plutôt élevé de chercheurs. Mais à y regarder de plus près, force est de constater qu’ils apportent certes beaucoup à Goodyear et Delphi, mais que leur travail n’a que peu de retombées sur l’économie locale. L’effort de recherche de la main publique est par contre le plus bas parmi les Quinze. Avant 1987, il n’y avait aucune recherche publique au Grand-Duché. Il faut bien savoir que ce n’est que récemment, au cours des efforts de constitution de l’Université du Luxembourg, que les responsables politiques ont enfin accepté l’idée que la recherche fondamentale n’est pas du gâchis mais un préalable indispensable à la recherche appliquée. Bien que le Luxembourg soit déjà bien plus avancé que d’autres pays dans la transformation d’une économie industrielle vers une économie des services, il aurait tort de se reposer sur ses lauriers, déjà bien asséchés. Certes, sa richesse actuelle lui permettra d’acheter les infrastructures nécessaires pour entrer dans la « société de l’information ». Mais le peu d’empressement qu’affiche le gouvernement pour lancer enfin une Université digne du nom laisse planer d’importants doutes quant à la capacité du Grand-Duché à prendre pied dans la « société de la connaissance ». Or, tous les pays peuvent se payer des ordinateurs. Mais seul celui qui saura en tirer une utilisation originale réussira à sortir son épingle du jeu. Jusqu’ici, le Luxembourg devait sa richesse largement à l’accueil exemplaire du savoir faire étranger. Sa force était surtout dans une exécution efficace. Or, les exécutants sont de plus en plus exposés à une concurrence mondiale. Seul celui qui saura se démarquer par sa créativité, son savoir faire particulier et exclusif, sortira du lot. Quand on sait que créativité rime souvent avec sortir des sentiers battus, déranger, remettre en cause le consensus ambiant, on commence à s’inquiéter pour le Grand-Duché. La stratégie de Lisbonne est aujourd’hui souvent réduite à l’obligation de briller lors du Conseil européen de mars prochain en tant que président de l’Union. Or, le véritable défi se situe bien au Luxembourg et pas à Bruxelles. L’UE s’est fixée des indicateurs pour vérifier si les objectifs fixés ont été atteints. Le Grand-Duché devrait en faire de même. Juste une proposition : le jour où le financement de l’Université de Luxembourg passionne autant que celui de la « Mammerent », alors la partie sera peut-être gagnée.
Jean-Lou Siweck
Catégories: Politique économique
Édition: 09.09.2004