« Moi, je fais de la politique pour changer les choses, pour lutter contre les injustices, lance le ministre des Affaires étrangères, Jean Asselborn (LSAP). On peut considérer que Guantanamo est un problème américain, mais je trouve que c’est un problème du monde occidental. Si nous pouvons aider à fermer Guantanamo, alors nous le faisons ! Voilà ma philosophie, qui précède à tous nos efforts actuels. » Le ministre, qui avait été un opposant passionné à la guerre en Irak en tant que député socialiste, en 2002-2003, était en vacances la semaine dernière, lorsque la nouvelle est tombée au Luxembourg que le grand-duché pourrait accueillir un ancien détenu de la prison américaine à Cuba. RTL Radio Lëtzebuerg a repris jeudi 5 août une brève d’Al Arabiya de lundi 2 : « Luxembourg may take Gitmo inmate – A delegation from Luxembourg visited the U.S. detention facility in Guantanamo Bay on Monday with the intention of resettling at least one detainee in Luxembourg, sources told Al Arabiya ».
Dans la journée même de jeudi, l’ADR fut le premier à envoyer un communiqué qui exclut catégoriquement l’accueil d’une personne ayant été incarcérée à Guantanamo, insinuant que cela risquerait de constituer un problème de sécurité nationale. Pour le parti, seule une aide financière pour soutenir la fermeture de Guantanamo serait envisageable. Deux heures plus tard, le président du groupe parlementaire libéral, Xavier Bettel, s’adressa avec une question parlementaire urgente au ministre de la Justice François Biltgen (CSV), s’enquerrant sur le changement d’approche entre l’année dernière, lorsqu’un tel accueil fut encore officiellement exclu par le gouvernement, et aujourd’hui. « Cela ne veut pas dire que je sois catégoriquement contre, dit-il vis-à-vis du Land. Je ne connais pas leurs dossiers, donc je ne peux pas juger si ce sont des innocents ou pas. Ce que je sais, c’est que Guantanamo est une zone de non-droit inacceptable et qu’il faut la fermer. Mais je m’étonne du changement de politique du gouvernement, c’est tout »
Les Verts par contre soutiennent l’intention d’un tel accueil : « Le ministre des Affaires étrangères est dans son droit et remplit sa tâche, » écrivent-ils dans un communiqué envoyé le lendemain, vendredi 6 août, estimant qu’il s’agit d’une prise de responsabilité internationale. Ils « continuent à soutenir le gouvernement dans ses démarches pour contribuer à une dissolution du camp de Guantanamo et libérer ainsi des personnes qui pour la plupart sont innocentes et injustement privées de liberté depuis des années », tout en soulignant que rien de concret n’est décidé jusqu’à présent. Dimanche, la Jeunesse démocrate et libérale communique également son soutien au ministre des Affaires étrangères dans ces efforts de libérer des innocents.
Dans sa réponse à la question de Xavier Bettel, arrivée lundi 9 août, François Biltgen (CSV) prend beaucoup de précautions pour ne pas exclure d’office un tel accueil, comme l’avait pourtant toujours fait son prédécesseur Luc Frieden, indiquant que « des négociations entre les autorités luxembourgeoises et les autorités américaines sont actuellement en cours concernant une éventuelle contribution du grand-duché » et que, dans ce contexte « le Luxembourg pourrait être amené à accueillir un ancien prisonnier du camp ». Mais il insiste qu’il est « prématuré de spéculer sur les modalités et les conditions de la contribution luxembourgeoise ». Les décisions ne seraient définitives qu’une fois validées par le conseil de gouvernement.
Même après la promesse de solidarité européenne des ministres des Affaires étrangères des 27 dans l’accueil d’anciens prisonniers, en janvier 2009, la position officielle du Luxembourg a toujours été de vouloir prioritairement aider financièrement, ce que Jean Asselborn a d’ailleurs réitéré lors de sa visite à son homologue américaine Hillary Clinton le 30 juillet 2009. L’aide au logement et la réinsertion professionnelle des anciens détenus étaient alors les principales pistes évoquées.
Or, depuis lors, Barack Obama est sous pression, parce qu’il n’a pas pu tenir sa promesse donnée lors de son investiture, qu’il fermerait Guantanamo jusqu’en janvier 2010, le Congrès ayant refusé de lui accorder les moyens financiers nécessaires pour le relogement des détenus restants. Donc il a dû se résoudre aux petits pas et libère peu à peu ceux qui sont considérés comme libérables – 64 en un an. Il se pourrait donc tout à fait que la demande d’aide des États-Unis ait été modifiée depuis lors.
Ce qui agace le plus Jean Asselborn est que l’information ait fuitée avant une décision définitive. Des avocats humanitaires sur place auraient vu la délégation luxembourgeoise venue à Guantanamo pour négocier le dossier, voir si un tel accueil est faisable et si oui, pour quelle personne et selon quelles modalités. Il aurait préféré avoir un dossier complet avant de communiquer publiquement. Car à ce stade, tout peut encore basculer, il faut encore trouver une personne qui corresponde aux attentes – qui fasse partie de ce groupe d’une trentaine de personnes (sur les 176 qui demeurent incarcérées) définies comme « libérables » selon la terminologie américaine, mais qui ne peuvent pas retourner dans leurs pays respectifs par peur de représailles ou de persécution par le simple fait qu’elles aient été détenues à Guantanamo. C’est par exemple le cas de Yéménites, d’Algériens, de Syriens, de Russes ou d’Ouïgours de Chine. « Ce sont des gens jugés libérables par les États-Unis, souligne Chiara Trombetta, directrice d’Amnesty International Luxembourg (AIL), mais qui n’ont jamais eu droit à un procès équitable. On suppose qu’elles seront stigmatisées, voire persécutées en rentrant dans leurs pays. » La délégation du ministère des Affaires étrangères a fait le déplacement vers Cuba pour justement consulter ces dossiers.
« J’ai un contact régulier avec Dan Fried, qui gère la fermeture de Guantanamo du côté américain, et il me dit qu’il y a toujours des détenus dont l’innocence est avérée, explique Jean Asselborn. Il y a apparemment des gens qui se trouvaient pour ainsi dire au mauvais endroit au mauvais moment. Et cela, c’est inacceptable. Or, si nous voulons aider à résoudre cette injustice, nous devons savoir qui sont ces personnes, connaître les dossiers. » L’accueil d’un ancien de Guantanamo devrait surtout se passer dans la plus grande discrétion, parce qu’il s’agirait de lui permettre de reconstruire sa vie, de préférence dans l’anonymat le plus total.
« Cette personne serait en liberté ici, précise Chiara Trombetta, mais son statut reste à définir. » Amnesty International Luxembourg avait organisé deux actions de sensibilisation à la situation des détenus de Guantanamo, dont la dernière remonte à janvier de cette année : l’ancien détenu Moazzam Begg avait alors rencontré le ministre des Affaires étrangères, les partis politiques et le grand public pour parler de son expérience. Citoyen britannique, il a pu rentrer chez lui après sa libération, mais d’autres situations sont plus compliquées.
Ainsi, la Suisse a par exemple mené des discussions diplomatiques avec les États-Unis durant plus d’un an avant d’accueillir, pour « raisons humaniaires » trois personnes, deux Ouïghours et un Ouzbek à l’été 2009. La Chine a exercé une pression énorme pour s’opposer à l’accueil des Ouïghours, estimant que ces « terroristes présumés » devaient être rapatriés et jugés en Chine. Les deux premiers vivent actuellement sous leur vrai nom dans le canton du Jura, le troisième dans celui de Genève sous anonymat. « Le but est toujours qu’ils puissent se réintégrer dans la vie normale, » affirme la directrice d’AIL, qui n’a pourtant plus été en contact avec le ministère depuis janvier.
À peine l’information sur l’accueil hypothétique d’un ancien de Guantanamo était-elle tombée, que les forums de discussion en-ligne se déchaînaient, surtout sur le credo des coûts « en temps de crise », mais la passion est retombée tout aussi vite. Jean Asselborn espère pouvoir continuer à travailler dans la discrétion pour pouvoir boucler le dossier d’ici la fin août afin de le soumettre au conseil de gouvernement. La position que prendront alors les ministres CSV est très attendue, car jusqu’à présent, leur ligne, surtout celle de Luc Frieden, était de privilégier les questions sécuritaires au détriment de l’humanitaire – aussi dans ce dossier. « J’estime qu’il faut aborder cette question avec prudence et après en avoir examiné l’ensemble des implications, avait-il ainsi répondu en janvier 2009 à une question parlementaire de Laurent Mosar (CSV). Avant de continuer : « Dans ce contexte, il convient d’examiner, entre autres, non seulement le dossier individuel de la personne à accueillir, mais également le milieu fondamentaliste ou non dans lequel cette personne a évolué avant son arrestation, ainsi que son attitude générale à l’égard de notre mode de vie ».
Si son successeur s’est montré moins catégorique jusqu’à présent, rien n’est acquis. Mais, comme le rappellent les Verts dans leur communiqué de presse : « Cette démarche n’est pas seulement celle du ministre des Affaires étrangères, car elle est nécessairement soutenue par le Premier ministre, qui n’est jamais intervenu publiquement pour modifier la politique du ministre des Affaires étrangères dans ce dossier. »