Avec ses 27 ans, Mohammed vient d’arriver au Luxembourg. Avec son bagage, son histoire, son vécu. Mohammed vient de la Palestine. De la bande de Gaza précisément. Le 15 avril, il a quitté son pays natal, sa mère, son père, ses frères et sa sœur pour venir trouver un coin du monde tranquille, où il n’y a pas d’atmosphère de guerre, de siège et où les tensions ambiantes ne déchirent pas les cœurs et les esprits des gens.
Mais le Luxembourg, il ne connaissait pas avant. « Les gens pensent que c’est une ville en Allemagne. On ne sait pas où on va, quand on est en route. On ne sait pas où on est pendant des journées. » Son itinéraire s’apparente à celui d’un aventurier. De la bande de Gaza, à travers un tunnel, il a rejoint l’Égypte. Ici il prit un bateau vers la Jordanie où il enchaîna avec des voitures, pour traverser la Syrie afin d’arriver en Turquie. Là, c’est les camions de légumes qui ont pris la suite. Pendant cinq à six jours, avec deux confrères de l’Iraq, il partagea anxiétés et inquiétudes. Eux ont continué leur route vers la Suède alors que lui rejoignit le Luxembourg par le train. Un homme l’assista. D’où exactement, il n’en sait rien, il pense avoir entendu le nom de Francfort.
Tout ce périple pour 7 500 euros. On a vendu ce qu’on pouvait et on a fait des dettes pour lui permettre de partir. Si quelques mafias leur permettent de réaliser leurs rêves, ils encaissent d’autant plus que les rêves sont élevés.
Des histoires, comme la sienne, il y en a des milliers, des dizaines de milliers, des centaines de milliers. Des millions. Autant qu’il y a de réfugiés. On les croise dans les rues calmes du Luxembourg sans pour autant se rendre compte du poids lourd dont ils sont porteurs. Parfois aussi, on les scrute curieusement, on baisse la tête pour éviter leur regard ou bien on les fustige du regard.
Mohammed a étudié le commerce. Ses rêves, la guerre les a tués. Avoir une vie prospère n’a pas, non plus, été possible dans la bande de Gaza avant décembre 2008, mais il osait rêver d’un travail décent. Mainte-nant, l’entité territoriale est en ruine. Bloquée, la situation ne change guère, se détériore plutôt que de s’améliorer.
Or, arrivé dans l’Eldorado, Mohammed se voit interdit de travailler, aussi. Ne voulant pas aller à l’encontre des lois de l’État qui l’accueille, il est obligé d’attendre. Ses jours sont longs et pèsent de plus en plus. Surtout parce qu’il a une mère malade, à laquelle il ne peut même pas envoyer un sou pour payer les médicaments.
Il serait resté, dans son pays natal, chez sa mère, si seulement il avait pu.
La première fois qu’il a rencontré, l’homme qui allait changer le cours de sa vie, c’était dans un café. Un agent du Hamas lui a « demandé de venir travailler pour eux. » Tous les hommes sont supposés collaborer avec eux. Qui ne veut pas, voit sa vie en danger. Comme plein de gens qui n’aiment pas le Hamas, qui ne sont pas d’accord avec leur politique et leurs convictions et qui veulent seulement vivre leur vie tranquillement.
La deuxième fois qu’ils se sont rencontrés, c’était dans la rue, il a encore insisté. « Il faut que tu viennes nous rejoindre pour lutter pour notre mère patrie, la Palestine. C’est le plus important ». Finalement, le 27 mars, il vient le trouver à la maison pour lui souligner que « si tu ne viens pas dans le camp d’entraînement, nous allons faire quelque chose qui ne te plaira ni à toi ni à ta famille ». Ses paroles étaient tout de suite claires. Suite à quoi, la mère de Mohammed l’oblige à quitter le pays.
Ses mots résonnent aujourd’hui encore. « Moi, je veux bien m’engager pour la Palestine, mais non pas avec des armes ».
« Le Hamas fait ça avec pleins de gens. » Ils les forcent à entrer dans leur ordre et il y en a beaucoup qui se laissent persuader, par crainte et par désespoir. Le meilleur ami de Mohammed ne voulait pas se soumettre. Celui-ci a été abattu en novembre 2009 par des agents du Hamas.
Les deux amis avaient étudié ensemble au Caire. Ils avaient partagé la vie estudiantine en Égypte. Un style de vie que le Hamas, le parti islamiste qui contrôle la bande de Gaza, n’apprécie pas. La vie universitaire et intellectuelle peut être un facteur déstabilisateur de l’ordre établi par un groupe qui profite de la pauvreté et du désespoir des gens.
Mais Mohammed estime que « ce ne sont que quelques-uns à l’intérieur du Hamas qui sont le problème. » Comme toujours et partout.
Mohammed a grandi avec quatre frères et une sœur. Le père se débrouillait dans le petit commerce. À la fin de ses études universitaires, Mohammed le rejoint. Depuis 2006 donc, il vendait du lait. Faut de développement, les gens se sont arrangés avec le statut quo. Les 23 jours de guerre de décembre 2008 à janvier 2009 ont détruit les infrastructures et tué les espoirs.
« Chaque famille a des membres qui ont été tués. Le frère de ma mère par exemple. Partout il y avait des cadavres dans les rues. Les gens mourraient comme des mouches. On ne dormait plus. On avait tellement peur. On pensait mourir à chaque instant. » Cette guerre a marqué les habitants de Gaza.
Elle les a épuisés aussi. Le mur construit par l’État d’Israël y a contribué. Les marchés sont asphyxiés par le blocage. Plus de matières premières. Pas de reconstruction alors. Pas de développement.
« On peut mourir d’Israël ou du Hamas. Il n’y a pas de gouvernement qui te protège. » Alors que le monde est organisé selon la logique étatique, alors que la raison d’État prime partout au monde, les Palestiniens, eux, n’en ont pas. Ils se trouvent, non seulement séparés en deux entités, éparpillés et occupés dans une multitude d’endroits et bloqués dans toutes les directions possibles.
À part, l’Égypte, Mohammed n’a vu que la bande de Gaza. Il n’a pas pu aller voir les villes saintes de Jérusalem, Jaffa et Bethlehem. Il en rêve pourtant. « Gaza, c’est le désert. Il n’y a rien » avance Mohammed. Seuls la pauvreté et le désespoir y règnent.
Mohammed en a marre du conflit, avec le Hamas et du blocus. Comme les autres un million et demi palestiniens de la bande de Gaza. Vivre en paix et travailler, vivre tout court, est tout ce à quoi ils aspirent. Qui regarde Mohammed peut lire désespoir, frustration, tristesse dans ses yeux, qui reflètent, sans doute, les ressentiments de tout un peuple.
Mais Mohammed croit dans la complexité du monde. Sa réflexion n’est pas obscurcie par les dizaines d’années de conflit. « Le Coran ne prêche pas la guerre non-plus. Ce sont quelques hommes mauvais seulement qui arrivent à manipuler le cours des choses ». Il estime que « personne ne veut la guerre, vraiment. Israël veut la paix aussi. Les Israéliens sont des gens bons, comme tout le monde ». Peut-être que ce sont ses années d’études universitaires et sa vie à l’étranger qui lui ont ouvert le regard.
« Nous espérons vivre seulement, avance-t-il, la paix est tout ce qui compte pour nous ». Dans ce sens, et à la vue de nos soucis trop souvent superficiels, nous avons tout à gagner si, de temps à autre, nous nous arrêtons pour écouter une de ces milliers d’histoires qui se cachent derrière les réfugiés au Luxembourg.