Un regard dans la salle, une boutade sur ses aptitudes linguistiques et au bout de cinquante minutes d’un discours marqué par ses regrets sur les réflexes protectionnistes que les gouvernements luxembourgeois successifs ont pu avoir à l’encontre de l’immigration, le brillant rhétoricien qu’est Jean-Claude Juncker avait son auditoire dans la poche. Pour son trentième anniversaire, l’Asti (Association de soutien aux travailleurs immigrés) avait invité le Premier ministre pour un discours programmatique (« bilan et perspectives des politiques d’immigration et d’intégration »), lundi soir à la Salle Robert Krieps du Centre culturel de rencontres Abbaye de Neumünster.
Comme il y a six ans, il avait annoncé à une occasion similaire sa volonté d’introduire la double nationalité au Luxembourg – elle est en vigueur depuis janvier 2009 et a vu entre 5 000 et 7 000 personnes, majoritairement de la catégorie des 18-37 ans, choisir un passeport luxembourgeois à côté de leur passeport d’origine –, les attentes d’une nouvelle identique étaient énormes. Or, fiers le soir même du succès de la conférence et remerciant chaleureusement le Premier ministre de sa venue, les responsables de l’Asti envoyaient pourtant le lendemain un communiqué dans lequel ils regrettaient l’absence de visions dans ce discours.
Pourtant, des annonces, il y en a eu. Sur l’ouverture des élections communales à tous les étrangers et à toutes les fonctions, sur la volonté d’assister – ou de dissuader ? – sur leur lieu d’origine ceux qui veulent émigrer, sur des actions d’intégration concrètes qui seraient envisagées dans le Plan d’action national pluriannuel d’intégration et de lutte contre les discriminations prévu dans la loi de 2008 et toujours pas publié... Mais elles furent peut-être plus modestes que ce à quoi l’Asti s’attendait – et surtout, souligne-t-elle, souvent inspiré dess idées et pratiques de l’association.
Participation politique Le 10 avril, le ministre de l’Intérieur Jean-Marie Halsdorf devrait présenter un projet de loi réformant le droit de vote des étrangers – et ouvrant grand l’accès aux élections communales, droit de vote actif et passif – à tous les étrangers, aussi bien de l’Union européenne que des pays tiers. La restriction faite jusqu’ici dans le droit de vote passif, barrant la route aux mandats de maire et d’échevin aux citoyens étrangers sera abolie, « il faut mettre un terme à cette catégorisation qui ne fait plus de sens » (JCJ) – applaudissements enthousiastes dans la salle.
Les ONG actives dans la défense des droits des étrangers pourtant aimeraient encore aller plus loin et demandent à ce que les non-Luxembourgeois soient tout simplement traités à la même enseigne que les nationaux et inscrits d’office sur les listes électorales – alors que même après cette réforme, ils devront encore aller s’inscrire à la mairie jusqu’au 14 juillet 2011 pour les élections d’automne de la même année –, des actions dans ce sens sont envisagées prochainement. Une revendication que Jean-Claude Juncker connaît mais à laquelle il n’adhère pas, privilégiant une politique des petits pas et estimant que la réforme envisagée serait déjà une avancée considérable dans le sens d’une meilleure participation politique des plus de quarante pour cent de non-Luxembourgeois vivant actuellement au grand-duché.
Extrême-droite « Je suis persuadé que si l’extrême-droite – qui existe – se trouvait un leader, elle connaîtrait les mêmes résultats ici qu’à l’étranger, il ne faut pas se leurrer ! » mit en garde un Jean-Claude Juncker visiblement alerté par ces dérapages carrément racistes publiés sous couvert d’anonymat dans les forums de discussion en-ligne, de rtl.lu à Facebook. C’est peut-être une explication pour son engagement à tenir un discours programmatique devant un public composé essentiellement d’étrangers et de militants pour leurs droits. À l’Asti, les éducateurs et assistants sociaux constatent par exemple une augmentation des réflexes de rejet à l’encontre des frontaliers, accusés de tous les maux, notamment celui de « piquer les emplois » des autochtones et des résidents. C’est pourquoi l’Asti envisage des actions de sensibilisation et des échanges culturels dans la grande région.
Intégration La loi de septembre 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration prévoit tout un tas de mesures devant contribuer à assurer une meilleure intégration des étrangers au Luxembourg, comme notamment la mise en place d’un plan d’action national ou de contrats individuels d’accueil et d’intégration, que les demandeurs d’un titre de séjour de résident de longue durée devraient respecter pour avoir droit à ce titre. Les deux documents n’existent pas encore, l’Olai (Office luxembourgeois de l’accueil et de l’intégration, créé par la même loi et se substituant à l’ancien Commissariat du gouvernement aux étrangers), ayant mis un certain temps à se mettre en place. Une première ébauche des grands axes du futur plan d’action avait été soumise à discussion le 9 décembre dernier devant 140 représentants d’ONG ou d’offices publics, chercheurs et représentants de la société civile, appelés à apporter leurs remarques, idées et contributions jusqu’à la mi-janvier de cette année.
Selon Jean-Claude Juncker, ce plan serait bientôt prêt à être adopté en conseil des ministres. Or, en décembre déjà, Christiane Martin, la directrice de l’Olai, avait fait comprendre qu’il fallait faire des choix parmi les idées d’actions concrètes, vue la situation budgétaire actuelle. Les associations avaient demandé à pouvoir voir l’ébauche du plan avant son adoption définitive, sans réponse à ce jour. À l’heure où nous mettons sous presse, personne n’a pu nous renseigner non-plus sur l’état d’avancement du plan. Peut-être aussi parce que, en parallèle à son élaboration, une société française, Mouvance, est en train de réaliser un audit sur le financement des ONG du secteur, en vue d’une répartition plus transparente et égalitaire des tâches et financements par la suite, dans le cadre du plan.
Néanmoins, Jean-Claude Juncker en a énoncé quelques initiatives lundi, s’engageant à ce que « tout ce qui encourage le cloisonnement des différents communautés en soit banni » : une grande responsabilité pour l’accueil et l’intégration des étrangers incombera aux communes, qui sont motivées à signer le « pacte d’intégration » tel que l’a fait la commune de Bettembourg. Ce pacte est une initiative de l’Asti, qui a élaboré un modèle pouvant être adapté aux besoins et demandes de chaque commune. Selon ce modèle, l’Asti fournirait un certain nombre de prestations, notamment dans le domaine de l’information, de la traduction et de coaching des nouveaux-arrivants afin de leur faciliter l’apprentissage de la langue et l’intégration dans la société luxembourgeoise, prestations qu’elle facturerait aux communes – qui, elles, se verront rembourser la moitié de ces coûts par l’Olai. À côté de Bettembourg, quinze communes du réseau Leader ont déjà signé un tel pacte ; Esch-Alzette et Luxembourg sont en négociation. En outre, les carnets de citoyenneté seront généralisé.
La crise a aussi des répercussions directes sur la communauté immigrée, notamment les ouvriers âgés, qualifiés dans un métier spécialisé, comme la construction, et qui perdent leur emploi suite à la récession, à une faillite ou à cause de problèmes de santé causés par leur métier : ils sont particulièrement difficiles à réintégrer sur le marché du travail. Le ministre du Travail et de l’Emploi, qui est également ministre de l’Immigration, Nicolas Schmit (LSAP) est en train de faire développer des formations professionnelles adaptées, qui leur permettront d’acquérir d’autres qualifications.
En outre, la population immigrée est en train de vieillir, de plus en plus de travailleurs âgés restent au Luxembourg après leur retraite, ce qui implique de nouveaux problèmes, par exemple de compréhension dans les centres pour personnes âgées, ou des trous dans leur carrière d’assurance-pension (particulièrement pour les anciens combattants des guerres coloniales portugaises). Un poste spécialement créé pour prendre en charge les besoins de cette population a été créé au ministère de la Famille.
Avec raison et cœur « Non, je ne vais plus jamais procéder à une régularisation de masse, répondit clairement le Premier ministre aux questions récurrentes d’intervenants allant dans ce sens lundi soir. Parce que les deux fois où je l’ai fait, une fois avec Marc Fischbach et une fois avec Luc Frieden, cela a eu des conséquences contraires à ce que l’on nous avait promis : les chiffres de demandes d’asile ont augmenté ! »
La stratégie des deux gouvernements Juncer/Asselborn consécutifs était et reste donc une régularisation au cas par cas des situations de demandeurs qui peuvent invoquer des raisons humanitaires, de santé, la situation familiale ou l’in-stabilité dans leur pays d’origine – comme les cinq Nigérians qui devaient être expulsés cette semaine. D’ailleurs, le Clae (Comité de liaison des associations d’étrangers) vient de lancer une pétition contre les expulsions. À l’Asti, les services d’accueil notent une augmentation de demandeurs d’asile en fin de droits qui s’informent sur la possibilité d’une régularisation dès que le terme apparaît dans les médias. « L’immigration légale et illégale ne doivent pas être traités sur un pied d’égalité, indiqua encore Jean-Claude Juncker. Mais même l’immigration illégale, il faut la gérer avec raison et cœur », approche qu’il certifie à son ministre de l’Immigration.
Information sur place Au ministère de la Coopération, ils apprenaient la nouvelle avec étonnement en lisant le journal mardi : l’annonce du Premier ministre que le Luxembourg comptait ouvrir des bureaux d’information dans les pays-cibles de son aide au développement était, pour le coup, vraiment une nouvelle, car ils en ignoraient tout jusque-là. Le modèle de tels bureaux serait l’initiative Migrer les yeux ouverts (MYO) lancée en décembre 2006 au Cap Vert, où les candidats à une émigration vers le Luxembourg, notamment dans le cadre d’un éventuel regroupement familial, sont accueillis par une agente de la Coopération luxembourgeoise, Céleste Monteiro, qui répond à leurs questions sur la situation du marché de l’emploi, le système scolaire ou l’aide sociale.
Selon Thierry Lippert, chef de bureau de la coopération luxembourgeoise à Praia, quelque 200 candidats à l’émigration ont pu y être acccueilli – ce n’est pas obligatoire pour les émigrants –, dont certains se seraient décidés à finalement rester sur les îles, notamment pour des raisons de scolarisation de leurs enfants, trop âgés pour une intégration idéale dans le système scolaire luxembourgeois. C’était d’ailleurs aussi le principal message de Nicolas Schmit devant la communauté portugaise réunie en congrès du CCPL début mars : il ne faut plus promouvoir le grand-duché comme un Eldorado à ceux qui sont restés chez eux, par crainte que leurs illusions ne se terminent par un échec une fois ici (voir d’Land 46/09).
Le bureau MYO toutefois va fermer à la fin de cette année, parce que le projet vient à échéance et que l’Union européenne, l’Espagne et le Portugal vont lancer un projet similaire commun, dont l’initiative remonte à 2008. Le Luxembourg a cosigné ce Partenariat pour la mobilité entre l’Union européenne et le Cap-Vert et participera à ce nouveau bureau commun dès 2011. Pour les autres pays, l’idée de Jean-Claude Juncker toutefois était nouvelle, mais s’inscrit dans la politique européenne de tout faire afin que les populations locales aient le moins de raisons possibles de s’exiler.
Médiations Si Jean-Claude Juncker se montra profondément humaniste et engagé pour l’égalité des chances et l’intégration des communautés étrangères « auxquelles le Luxembourg doit tant », persuadé que « si on veut vivre ensemble, on peut vivre ensemble », il a aussi pu constater que face aux grandes déclarations, ce qui occupe les concernés, ce sont leurs situations personnelles. Les éternelles attentes pour une réponse à leur demande d’asile de la part du ministère de l’Immigration, la non-communication entre les différents ministères, notamment celui de l’Immigration (en charge des papiers) et celui de la Famille (responsable de l’aide sociale, du logement et autres questions pratiques).
Jean-Claude Juncker leur répondit un à un, leur recommandant de saisir le médiateur Marc Fischbach (présent dans la salle), voire, pour les plus désespérés, de lui envoyer leurs requêtes à son adresse privée afin qu’il puisse les traiter personnellement. Ce service sur mesure est décidément aussi un des avantages d’un petit pays.