d’Lëtzebuerger Land : Vous êtes en train de terminer un bâtiment administratif au Kirchberg, à l’angle de la rue Erasme et du boulevard Kennedy. Ce bâtiment jouxte la centrale de cogénération que vous avez construite il y a douze ans et qui vous a valu de nombreux prix, notamment le Prix luxembourgeois d’architecture en 2001 et une nomination au Mies-van-der-Rohe-Award en 2003. Comment ce bâtiment, qui a une fonctionnalité toute autre que la Centrale, interagit avec son voisin ? Pourrait-on considérer que vous construisez cet ensemble « en tranches » décalées dans le temps ?
Paul Bretz : L’implantation d’un bâtiment était prévue dès les premières ébauches urbanistiques que nous avons à l’époque réalisées suite à la commande du Fonds d’urbanisation et d’aménagement du Kirchberg. Nous avions essayé beaucoup de variantes pour l’utilisation de ces parcelles, entre autres de construire une centrale plus grande – mais cela aurait été du gâchis. Une fois l’emprise et la forme de la centrale arrêtée, nous avons rapidement prévu un autre bâtiment à cet angle. Ce fut finalement le Fonds Kirchberg qui a décidé d’y construire son propre siège et de nous en confier la conception. Il occupera un tiers du bâtiment, la Radio 100,7 et la société Espon en loueront le reste des espaces.
Quand nous avons reçu le programme du bâtiment, nous l’avons divisé en trois parties : il y aura un restaurant type brasserie au centre, à partir duquel deux ailes parfaitement symétriques se développent sur trois étages vers la gauche et vers la droite, en angle droit. Une bande horizontale de fenêtres à la Le Corbusier s’étend sur toute la longueur de ces deux ailes, à la fin desquelles elles sont stoppées nettes par un élément vertical. Le bâtiment partage avec la centrale à la fois le matériau de construction, le béton architectonique, et la même hauteur de corniche, 10,8 mètres, que nous avons toutefois divisée en modules plus petits, ici, de 1,8 mètres sur 0,90m pour une structure de 5,4 mètres, parce que les dimensions humaines sont différentes de celles des machines à côté. Cette structure du bâtiment, qui est entièrement portante, ainsi que le béton vu nous ont imposé une planification au plus juste en amont – mais j’aime bien tout définir avant de commencer, comme ça, on sait exactement où on va.
Vous semblez être abonné au chantiers qui durent, après les deux décennies de gestation du Centre national de l’audiovisuel et du Centre culturel Opderschmelz à Dudelange, vous aviez aussi remporté le concours d’architecture pour les Archives nationales à Belval en 2003, mais le projet a été arrêté net trois ans plus tard, entre autres pour des raisons économiques. Où en est-il aujourd’hui ?
Après le concours d’architecture en 2003, nous avions beaucoup travaillé dessus, nous avions même affiné les plans jusqu’au stade de pouvoir lancer les appels à soumissions, les bordereaux étaient prêts. C’est alors qu’on nous a averti que le chantier était stoppé. Puis, deux ans plus tard, le maître d’ouvrage qu’est le Fonds Belval nous a demandé de réfléchi à un projet amendé, qu’il serait possible de construire en plusieurs tranches. Nous avons alors dû développer un projet tout à fait différent, parce que notre bâtiment lauréat avec son porte-à-faux sur toute la longueur, ne s’y prêtait pas du tout. Puis ce projet-là a été interrompu aussi et on nous a dit que le programme de construction devait être complètement retravaillé. Depuis cet instant-là, nous n’avons plus rien entendu. C’est bizarre que les Archives ne soient pas construites, alors qu’en parallèle, nous venons d’être sélectionnés pour participer au concours pour construire un centre sportif à Belval, qui n’était initialement pas du tout prévu sur le site.
Donc vous êtes frappés directement ou indirectement par les retombées de la crise économique et ses restrictions budgétaires ?
Oui. Je trouve que la crise dans le domaine de la construction est grave. C’est simple : l’État luxembourgeois ne construit plus du tout, le ministre des Finances a fermé le robinet. Les deux seules grandes constructions du ministre Claude Wiseler auront été la route du nord et le Musée de la forteresse... À l’exception des écoles, tous les projets d’infrastructures ont été annulés ou reportés. Je ne comprends pas cette approche, je crois même que c’est une erreur. L’Allemagne par exemple continue à investir dans des « structures utiles », il y a beaucoup ce concours et nous y participons beaucoup – récemment, nous avons été invités à une douzaine de concours, qui se font toujours sur invitation, et nous avons même reçu un premier prix pour le service des eaux à Niederprüm, trois fois un deuxième prix, dont celui pour la caserne principale des pompiers à Karlsruhe, ou des mentions, comme pour les nouvelles archives de Cologne. Après, il nous faudra encore nous améliorer pour la phase de négociations qui précède la construction à proprement parler, et durant laquelle nous sommes souvent éliminés. Mais nous commençons à acquérir une certaine réputation en Allemagne. Je veux vraiment entrer sur ce marché, comme il n’y a pas de travail au Luxembourg actuellement, où tout le secteur fait du sur-place.
Les seuls projets que j’aie encore ici est un foyer pour sans domicile fixe que m’a commandé la Ville d’Esch, et des résidences privées : un beau complexe avec un promoteur à Bridel ou une maison à Dudelange.
Vous êtes, à mon avis, un des rares architectes autochtones à avoir vraiment une patte, un style qui se définit en premier lieu par l’utilisation rigoureuse du béton architectonique, que vous transformez en matériau précieux. Comment avez-vous cheminé vers cette constante dans votre travail ?
J’aime travailler avec des matériaux naturels, extraits du sol et qui s’opposent à ceux qu’on doit « visser » sur la structure portante, comme le verre, l’acier ou le bois. Le béton s’est alors quasiment imposé par élimination, j’ai bien essayé d’autres types de construction, comme les briques. Mais alors il faut appliquer plusieurs couches de matériaux différents, comme ces façades isolantes que je déteste. Or, on ne peut jamais se passer de béton dans la construction aujourd’hui, même si le gros du bâtiment est en briques, il y a toujours un moment ou un autre où on en aura besoin. Donc pourquoi le cacher ?
Le béton est le matériau de l’architecture moderne. Il lui a permis d’imaginer de nouvelles formes dès la deuxième moitié du XXe siècle, nous sommes actuellement en train d’en sonder toutes les possibilités et je considère même que nous pouvons le porter à son zénith. D’ailleurs de plus en plus de sociétés s’engagent désormais à contribuer à développer le béton pour en faire un matériau noble, et leurs employés sont souvent fiers d’un beau mur avec un beau coffrage et un beau grain. Pour moi, il n’y a plus de raison de faire une distinction entre le mur et son revêtement – « Wand / Gewand » disent les Allemands –, tout cela ne sont que des fioritures inutiles. D’ailleurs j’ai tout autant horreur de ceux qui utilisent le béton vue en guise de décoration, parce que c’est à la mode, sans que cela fasse sens dans la structure du bâtiment...
En plus, le béton est extrêmement durable comme matériau : c’est un matériau naturel qu’on trouve à foison dans la nature et il a de très bonnes qualités isolantes... Je n’ai jamais compris pourquoi il était chargé d’une image si négative, pourquoi les gens le trouvent « froid », « dur » ou « austère » : on peut le couler dans la forme qu’on veut.
Justement, des architectes comme Oscar Niemeyer estimaient que le béton leur permettait de concevoir de nouvelles formes, impensables avec des méthodes conventionnelles, comme la courbe ou le cercle. Vous par contre l’utilisez pour des formes très rigoureuses, toujours à angle droit... pourquoi ?
Je déteste les formes soi-disant poétiques d’Oscar Niemeyer, je trouve ce type d’architecture trop doucereuse. Il avait toujours tendance à s’impliquer personnellement dans son architecture, d’y ajouter beaucoup d’éléments autobiographiques. Ce n’est pas du tout mon style.
Intuitivement, je choisis toujours de construire à l’orthogonale – aussi longtemps que je peux. Sauf bien sûr si le terrain est accidenté ou l’impose vraiment. Mais au Kirchberg par exemple, les rues du croisement ne forment pas exactement un angle droit et nous avons réfléchi longtemps s’il fallait adapter notre bâtiment à cet angle-là. Mais cela ne nous semblait pas juste. Alors nous avons changé pour l’orthogonale et une symétrie parfaite. Je suis persuadé que l’orthogonale est juste pour l’homme parce que nous sommes aussi en angle droit : nous nous élevons à la verticale et nous regardons à l’horizontale – donc c’est en adéquation avec l’homme de construire ainsi.
Une deuxième constante dans votre travail est votre minimalisme formel et une approche rigoureuse, mathématique : une division de l’espace en modules, qui sont alors organisés sur une trame géométrique.
Je considère que toute architecture est modulaire. Par exemple pour construire un mur en béton, il faut un coffrage, qui doit être organisé de la manière la plus rationnelle possible. Donc en modules. Dès que nous concevons un bâtiment, le module à choisir s’impose d’office. À partir de là, tous les volumes dans le bâtiment seront des divisions ou des multiplications de ce module. C’est ce rythme régulier qui fait qu’un bâtiment soit équilibré et beau. Les architectes que j’admire le plus sont Louis Kahn, Mies van der Rohe, Le Corbusier, Peter Zumthor ou Herzog & De Meuron, tous travaillent avec des structures modulaires.
Sur votre site internet, vous accueillez le public avec cette profession de foi aussi radicale que définitive : « L’architecture moderne, contrairement à celles du passé, n’a pas besoin de rhétorique. Elle existe telle quelle. Elle est mathématique, structurelle et rationnelle. Elle ne symbolise rien. » Et pourtant, les utilisateurs de tous types d’architectures, qu’elle soit privée ou publique, du logement ou du travail, s’efforcent avec moult objets personnels et éléments décoratifs, de s’approprier les espaces, d’ajouter du discours et de la poésie très personnelle. Qui est-ce qui se trompe alors dans sa définition de « bonne architecture », vous ou eux ?
(Rires). J’ai prochainement, pour la première fois de ma vie, l’occasion de construire une maison pour moi-même. Donc j’aurai pour la première fois l’opportunité de vivre dans des espaces que je considère comme beaux et purs. Des espaces vides, avec le moins d’objets possibles. Je suis toujours impressionné par le nombre de choses que les gens arrivent à entasser dans leur cadre de vie. Mais en même temps, je ne leur impose rien, ça ne me choque pas qu’on ait besoin de décorer ou de changer un espace pour s’y sentir à l’aise. Je considère qu’un bon espace pourra toujours être remis dans sa forme initiale, que cela ne lui nuit pas. Regardez les Cités radieuses de Le Corbusier, comme il y en a une à Briey, à quelques kilomètres du Luxembourg : après des décennies d’utilisation, il se trouve toujours quelqu’un pour réhabiliter la bonne architecture.
Après vos études en architecture à Innsbruck, vous avez entre autres travaillé durant plusieurs mois chez I.M. Pei à Paris, en plein tumulte sur la construction de la pyramide du Louvre, très contestée. Vous avez toujours dit que vous y aviez appris la méticulosité et la rigueur...
Oui, je m’y suis senti immédiatement très bien, parce qu’il travaille aussi avec des modules et insiste sur la rigueur de l’exécution. Mais j’ai le plus appris en l’accompagnant aux innombrables réunions d’information et aux conférences, durant lesquelles il ne se lassait pas d’expliquer son projet et à le défendre bec et ongles. Il ne bougeait pas d’un millimètre sur ce qui lui paraissait essentiel dans ses plans. C’était une époque incroyable, nous nous retrouvions en pleine querelle entre la gauche et la droite, entre Mitterrand et Chirac, entre Libération et Le Figaro. Mais Pei ne sourcillait pas, il continuait à défendre sa pyramide, dont il disait un jour, en répondant à une interpellation d’une auditrice, qu’elle n’était rien d’autre qu’un corps géométrique pour fermer un trou carré. Et là, je me suis dit : voilà, c’est exactement ça ! Je me suis complètement reconnu dans cette approche, c’était l’expérience fondatrice de toute ma carrière. Ce que j’ai appris avec lui m’a permis de m’affirmer et de défendre mes idées avec plus de conséquence et en étant plus sûr de moi. À l’époque, je suis revenu parce que j’avais un premier projet à moi au Luxembourg. Depuis lors, je me suis souvent dit que c’était une erreur, que peut-être j’aurais dû rester.