Luc Schiltz est acteur. Ça, on le savait depuis quelques années. Mais la saison passée, il a prouvé, avec son incarnation de Sylvia von Harden dans Monocle, la pièce imaginée, écrite et mise en scène par Stéphane Ghislain Roussel, qu’il est un grand, un très grand acteur. Le public populaire, quant à lui, l’a découvert au cinéma, jouant aux côtés de Marie Jung dans D’Symmetrie vum Päiperlek de Paul Scheuer et Maisy Hausemer. Autant de raisons de s’entretenir avec ce jeune talent à suivre – il a 31 ans – qui vit entre Bruxelles et Luxembourg, dans notre série des grands entretiens estivaux.
d’Lëtzebuerger Land : On pourrait, je crois, considérer que la saison passée fut celle de votre « percée » sur la scène nationale, voire internationale, avec d’abord Monocle au théâtre, puis D’Symmetrie vum Päiperlek au cinéma. Vous tournez dans toute l’Europe avec le monologue qui ouvre sur le continent en crise au début du dernier siècle et sur l’art à Berlin du temps d’Otto Dix d’une part et vous avez été vu par des milliers de spectateurs pour le deuxième. Est-ce un sentiment que vous partagez ?
Luc Schiltz : Enfin, qu’est-ce que ça veut dire, « percée » ? Je me méfie toujours un peu de tels termes. Ce que je sais, c’est que Monocle a vraiment été une expérience essentielle pour moi. Depuis la fin de mes études, en 2008, c’était le projet le plus exigeant et le plus intelligent, aussi bien dans la forme que dans le fond, que j’aie fait. C’était d’autant plus inattendu que Stéphane et moi ne nous connaissions pas du tout avant le projet, il avait juste entendu parler de moi et savait que je parlais allemand et français – ce qui est important pour ce texte bilingue – et nous nous sommes lancés ensemble dans sa création. Il m’a poussé plus loin que je n’avais jamais été dans l’incarnation d’un rôle. Comme il s’agit d’un monologue, c’était extrêmement intense pour moi, aussi dans la relation avec le public. Donc oui, Monocle était vraiment un tournant.
Ce qui m’a le plus impressionné dans la réception de D’Symmetrie vum Päiperlek, c’était que des gens m’y ont découvert – alors que je travaille au théâtre depuis longtemps... Et puis, c’est du cinéma, j’en avais fait un peu comme « acteur à points » – vous savez, ces acteurs nationaux, alibi, que les producteurs de cinéma embauchent pour cumuler les « points » afin de recevoir des aides financières du Film Fund (il sourit) –, mais c’était mon premier grand rôle, où je participe au tournage du début à la fin. C’était chouette de faire cette expérience avec Marie Jung, dont c’était également le premier long-métrage. Mais c’était une pure coïncidence que les deux projets tombent plus ou moins au même moment...
Justement, en ce moment, vous tournez en parallèle dans deux films au Luxembourg, l’adaptation des Brigands (Die Räuber) de Schiller par Pol Cruchten et Frank Hoffmann et Errances, le premier court-métrage de Marylène Andrin. Cinéma ou théâtre ?
Je viens de découvrir le plaisir de tourner des films, c’est nouveau pour moi, et ce plaisir va bien plus loin que le seul attrait financier. Mais c’est tout à fait différent du théâtre, que j’adore. Je viens du théâtre et je dois dire que le rapport au public qu’on a au théâtre, que les gens soient si proches qu’il peut arriver que tes crachats leur tombent littéralement sur le nez... c’est vraiment génial. En règle générale, et quelle que soit la discipline artistique, l’essentiel pour moi est de travailler avec des gens auxquels je fais confiance, pour que le travail soit aussi agréable et décontracté que possible. Une bonne ambiance de travail a toujours des retombées positives sur la qualité artistique d’une œuvre.
Pour moi, vous êtes tout naturellement un acteur de théâtre, c’est évident. Qu’est-ce qui rend le théâtre si attractif ?
Le théâtre, en tout cas tel que je le conçois, on le fait ensemble – rien que ça, cet « ensemble » est pour moi un petit acte de résistance dans la société actuelle. Durant un mois, voire plus, on se retrouve avec plein de gens qui sont sur le même projet à créer une pièce qu’on montre le jour de la première à un public. C’est comme notre bébé alors, qu’on porte à chaque représentation, qui sont à chaque fois pareilles et différentes. Chaque soirée est unique, chaque soir, on monte sur scène comme si c’était la dernière. On cherche à reproduire la même chose que la veille, mais ce sera toujours différent – et on ne se voit jamais soi-même. Cette fragilité et cette intensité me fascinent. Au cinéma, c’est complètement différent : une prise, une fois qu’elle est bonne, sera éternellement la même dans le film.
J’adore travailler avec d’autres artistes, qui aient le même état d’esprit et la même approche. C’est pour cela que nous avons fondé, avec quelques copains, d’abord la troupe Vivarium Tremens, qui développe peu à peu son propre vocabulaire. Et plus récemment la maison d’éditions Hydre – qui a incorporé la troupe – et dont nous voulons remplir les neuf têtes avec différentes activités. Cette structure doit nous permettre de travailler de la manière la plus indépendante et la plus libre possible.
Justement : il n’y a pas vraiment de troupe de théâtre fixe au Luxembourg, pas d’ensemble étatique ou municipal. Néanmoins, il y a très clairement des « familles » bien distinctes, qui échangent assez peu : théâtres privés, institutions, associations libres... Spontanément, je vous associerait à la famille plus expérimentale, avec Maskénada, dont vous faites aussi partie, et à la jeune scène dynamique autour d’Anne Simon au TNL. Vrai ou faux ?
« Expérimental » me va, sans doute. Mais j’ai du mal avec les « familles » – je préférerai un terme comme « affinités ». Je crois qu’il n’y a pas, ou plus d’identité du théâtre luxembourgeois – ou disons qu’il n’y en a pas de nouvelles, après le départ de Marc Olinger au Capucins, qui avait certainement imprimé sa marque au théâtre. C’est dommage, parce que cette « identité » pourrait être très intéressante, comme les gens de théâtre qui travaillent désormais ici viennent d’un peu partout – les scènes locales pourraient constituer un véritable laboratoire.
Peut-être que le théâtre « luxembourgeois » se développe en « strates », qui ont aussi à voir avec la formation de ses acteurs : il y a eu les Marc Olinger-Claudine Pelletier-Philippe Noesen avec leur formation franco-française et tout le bagage littéraire qui va avec, les Tun Deutsch et acolytes (André Jung, Germain Wagner, Charles Muller, Steve Karier...) qui ont fait des écoles de théâtre allemandes et sont rodés dans le Regietheater, et maintenant, fait nouveau, des gens qui ont été en Angleterre, comme Anne Simon ou Jules Werner, et... en Belgique, comme Carole Lorang et vous, qui avez suivi le Conservatoire de Liège. Pourquoi avoir choisi la Belgique ?
J’ai eu une période, au lycée, durant laquelle j’ai vraiment détesté l’allemand – j’ai même choisi d’abandonner l’allemand en terminale et suivi des cours de diction et de théâtre en français au Conservatoire. Depuis mes six ans, depuis que ma mère m’avait inscrit dans un atelier de théâtre pour enfants, je n’ai plus jamais arrêté d’en faire, donc il était évident que je voulais faire du théâtre mon métier. Par Carole Lorang, qui était à Bruxelles, j’avais appris que l’Insas était une bonne école. Je m’y suis inscrit, mais j’ai été rejeté au dernier tour de l’examen d’entrée. Donc, après une année en tant qu’assistant au Centaure, je me suis rabattu au Conservatoire de Liège, ce que je n’ai jamais regretté. D’ailleurs, bizarrement, après ma formation, ça n’a jamais été un problème de jouer en allemand.
Est-ce qu’on ressent la diversité des pays de formation en travaillent avec une équipe éclectique au Luxembourg ?
Il y a des approches très différentes, selon le metteur en scène avec lequel on travaille, ça c’est vrai. Mais je crois que c’est surtout la personnalité de ces personnes qui fait ça : là où Anne Simon, très rock’n roll, aime partir dans tous les sens avec des improvisations, prend tout ce qu’on lui propose, cumule et ne jette rien, Carole Lorang, beaucoup plus calme, plus réfléchie, cherche à développer des univers et des concepts... (réfléchit)... Peut-être que ça, c’est assez belge en fait. Mais j’aime travailler avec toutes les deux.
Quelles sont, selon vous, les caractéristiques du « théâtre belge » ?
Il est en train d’évoluer. Traditionnellement, l’approche wallonne était un théâtre engagé, dans la lignée de Brecht et Stanislawski, alors que le théâtre flamand était plutôt dans la performance. Mais les deux se rejoignent et se mélangent maintenant. Les deux toutefois ont en commun une certaine radicalité et un message clair dans chaque projet. Ça, ça me manque vraiment le plus au Luxembourg !
Une mise en scène ne doit pas être une adaptation plaisante d’un texte, mais elle devrait lui apporter une dimension supplémentaire. Et pour le public, une soirée au théâtre ne doit pas toujours se limiter à un divertissement plaisant après un dîner entre copains. Je trouve que le public luxembourgeois est extrêmement rétif à la confrontation, qu’on reçoit très peu de réactions après un spectacle. Peut-être qu’il faudrait réinventer de nouveaux endroits où on puisse discuter. Parce que nous devons toujours et à nouveau nous demander pour qui nous faisons du théâtre, qui est notre public et ce que nous pouvons lui apporter.
Installé à Bruxelles, vous travaillez entre la capitale belge et le Luxembourg. Pourquoi ?
Tant que j’ai la chance d’avoir des projets intéressants dans les deux villes, ça me plaît. Je ne suis pas très attaché à l’argent, il m’importe davantage de travailler sur des projets intéressants, qui me mènent quelque part. Le Luxembourg, c’est chez moi, c’est clair, et Bruxelles est ma « ville d’adoption ». Mais j’aime beaucoup le va-et-vient, le fait de partir, de me faire rare, puis de revenir avec une nouvelle énergie et un nouveau regard.
Quelle est alors votre définition « d’intéressant », qui semble votre principal moteur ?
Je cherche le défi. En y réfléchissant, j’ai fait, ces dernières années, quasiment exclusivement des créations de pièces, guère de classiques. Lorsque l’on sonde un tel nouveau texte avec un metteur en scène et une équipe, l’acteur a beaucoup plus de libertés dans la définition de son personnage et de son jeu. On n’est pas réduit, comme c’est le cas dans beaucoup de projets plus classiques, à exécuter les desiderata d’un metteur en scène. Les bases, c’est bien. Mais je les ai apprises à l’école et en ai jeté cinquante pour cent. Je suis quelqu’un de très curieux, je veux tout essayer, tout voir et tout découvrir par moi-même – être libre.
Le théâtre, c’est un texte, une esthétique et des corps. Laquelle des trois composantes est prépondérante pour vous ?
Les trois ensemble ! Il y eut un temps où j’étais fasciné par l’esthétique, mais je m’en suis un peu éloigné depuis. Le corps ? C’est l’élément qui relie le texte et l’esthétique, qui les « incarne » au sens propre, donc il est essentiel sur scène. Et le texte ? J’ai une relation ambiguë avec le texte, qui est un grand mystère pour moi. Peut-être parce que je joue essentiellement de nouveaux textes, que je découvre lors du projet. Pour Monocle par exemple, nous avions complètement déstructuré le texte, jusqu’à ce qu’il devienne une matière abstraite avec laquelle nous puissions travailler – et il devint si naturel pour moi. Au cinéma par contre, on est censé dire son texte de la manière la plus naturelle possible, et il me semble alors tellement abstrait. J’aime découvrir un texte avec une grande naïveté, puis adapter les mouvements à sa tonalité.
Parmi les projets de recherche, plus expérimentaux, vous faites aussi des performances ailleurs que dans l’institution théâtrale, comme Phasmes il y a deux ans au plateau du Rham, ou cet été, avec François de Saint-Georges, dans l’exposition de Wesley Meuris au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, où vous proposez une visite guidée un peu différente... Est-ce que ces « excursions » changent votre manière de voir ou de faire du théâtre ?
C’est extrêmement intéressant de quitter l’espace protégé du théâtre et de chercher la confrontation avec d’autres lieux. Ce n’est pas la première fois que nous intervenons dans un musée, nous avions déjà participé à la Nuit des musées ou à des présentations de saison à la Kulturfabrik. Je crois que la confrontation de deux univers fait du bien à tous les deux, et au musée, et au théâtre. Au Casino, la difficulté est que l’exposition de Wesley Meuris parle de l’institution elle-même, de la muséologie, et qu’il aurait été faux d’y apporter un sens que l’artiste ne voulait pas. Beaucoup de gens nous ont d’ailleurs dit par après qu’ils n’avaient pas tout compris, mais que notre performance les avait fait réfléchir. C’est tout ce qu’on cherche !
Vous avez des modèles ? Des acteurs que vous admirez particulièrement ?
Non. En fait, ça change régulièrement, avec le projet. J’ai eu ma période Clint Eastwood, mais ça m’est passé. Aujourd’hui, j’ai plus tendance à être fasciné par un geste, une interaction d’un artiste de la rue avec les passants que par le théâtre formaté.
Et un rôle de rêve ?
Oui et non. Lorsque le courant passe avec les collègues, je suis prêt à jouer n’importe quoi. Mais sinon, Hamlet, ce serait vraiment cool. Je suis un très grand fan de la Hamletmaschine de Heiner Muller, mais je n’ose pas m’y attaquer.
Stéphane Ghislain Roussel
Kategorien: Künstlerporträts
Ausgabe: 10.08.2012