Bert Theis (1952–2016) fut un artiste rare et discret, dont l’influence se mesure encore aujourd’hui dans les pratiques de l’art public, dans des formes de résistance douces, des utopies concrètes dans la conception d’espaces partagés. Luxembourgeois d’origine, il fut Italien d’adoption, il a incarné une figure de passeur entre la poésie du geste artistique et les urgences du vivre-ensemble. Il s’est formé à l’université de Strasbourg, il fut instituteur engagé pour l’intégration des enfants, puis artiste et enseignant à l’Accademia di Brera à Milan. Bert Theis a développé une œuvre qui place au centre une notion à la fois obsolète et brûlante : l’utopie. Une utopie réelle, concrète qui est praticable – un possible du monde.
Dès les années 1990, Bert Theis se fait connaître à l’international. Il représente le Luxembourg à la Biennale de Venise en 1995 avec un Pavillon du Luxembourg qui n’existe pas. Potemkin Lock, une intervention légère et puissante, sous le commissariat de son ami, Enrico Lunghi. Une plateforme en bois posée dans les Giardini, où chacun peut s’asseoir, penser, discuter, rêver. L’œuvre, emblématique, préfigure toute une série d’interventions où architecture, sculpture et activisme se rejoignaient, tout comme l’échange concret entre les personnes. Cette façon de travailler, en admettant les juxtapositions formelles mais aussi conceptuelles, présageant les résultats, se trouve dans l’exposition à la Konschthal d’Esch-sur-Alzette et qui met en avant l’art des collages : Bert Theis, pour une philosophie collagiste.
Bert Theis n’érigeait pas de monuments, il proposait des contre-monuments, comme autant de zones de respiration dans un monde saturé d’images et de sons. C’est dans cette optique qu’il a cofondé Isola Art Center à Milan, un espace d’expérimentation artistique au sein du quartier de l’Isola, menacé de gentrification. En dialogue avec les habitants, les chercheurs, les architectes et d’autres artistes, Bert Theis et sa compagne, Mariette Schiltz ont développé des projets collectifs mêlant art, politique, urbanisme et écologie. Mariette Schiltz, souvent derrière les coulisses, gère aujourd’hui le Bert Theis Archive, dans un engagement toujours inscrit dans une légèreté grave et fragile.
Bien avant le regain d’intérêt actuel pour le collage en tant qu’outil politique et conceptuel, Bert Theis en explorait déjà les potentialités subversives avec une rigueur discrète mais constante. Ainsi l’exposition présentée à la Konschthal, sous le commissariat de Marco Scotini et de Charlotte Masse, révèle un pan méconnu de l’œuvre de l’artiste. Elle est pourtant est très logique dans le processus de création de l’artiste dans son ensemble : ici, un ensemble de collages réalisés sur plusieurs décennies, qui proposent moins une technique qu’un véritable mode de pensée. Une exposition à l’image de l’artiste, à la fois spectaculaire et sans prétention, offrant la capacité à activer un regard, à créer des liens entre les époques, les discours et les subjectivités.
Plus de 200 œuvres sur papier, pour la plupart inédites, y sont réunies grâce au travail minutieux du Bert Theis Archive. De prime abord, il est facile d’établir une relation évidente entre ces collages et ceux des mouvements dadaïstes et surréalistes. Ces pièces nous dévoilent aussi un langage plastique dense, fondé sur l’appropriation, la juxtaposition et le déplacement des signes – autant de gestes critiques face aux récits dominants. Si Bert Theis est surtout connu pour ses plateformes ouvertes et ses dispositifs sociaux, ses collages, eux, opèrent dans l’espace resserré de la page et leur portée n’est pas moins politique : une forme silencieuse de dissidence.
Formé à l’Istituto Statale d’Urbino, Bert Theis a développé une relation étroite avec la pratique du collage. Coupures de presse, diagrammes scientifiques, gravures anciennes, représentations techniques, iconographie politique ou mythologique ; ses sources sont multiples, hétérogènes et parfois contradictoires. L’image, telle une alchimie visuelle, devient le lieu d’une pensée à la fois poétique et analytique, une cartographie mentale du monde tel qu’il est et surtout tel qu’il pourrait être autrement.
Le cœur de l’exposition est constitué par Die Parabel vom Wasserbecken (1986), un projet de livre resté inachevé du vivant de l’artiste, mais publié en édition limitée. Inspiré du roman Equality de l’écrivain utopiste américain Edward Bellamy, ce travail met en scène une satire du capitalisme industriel. Les puissants y sont représentés comme des oiseaux de proie en habit bourgeois ; les prolétaires, comme des poissons silencieux vêtus de loques. Tous évoluent dans des environnements absurdes peuplés d’instruments de mesure, de mécanismes pseudo-scientifiques, d’organigrammes délirants. L’ensemble forme un bestiaire politique, à la fois onirique et immédiatement lisible, une métaphore visuelle de la violence structurelle.
Il est question ici d’une constellation compréhensible, qui refuse le repli sur l’abstraction. À rebours d’un certain formalisme postmoderne, Bert Theis réinscrit l’image dans l’histoire, dans la lutte ainsi que dans l’imaginaire collectif.
L’exposition nous rappelle que le collage, loin d’être un simple jeu formel, peut devenir un acte entièrement éthique : Un travail de montage au sens benjaminien du diagramme deleuzien. Il s’agit d’une manière de penser la discontinuité, d’imaginer dans les ruines du présent des possibles à venir. Le fragment, chez Bert Theis, ne semble pas un éclat nostalgique, mais bien un geste prospectif.
Dans un monde d’images consommées dans l’accélération la plus totale, presque sans regard, sans discours et jusqu’à l’oubli total du sens, les collages de Bert Theis nous invitent à ralentir, à regarder et à penser avec grande attention. À travers l’exposition en cours, l’artiste nous apparaît aujourd’hui sous un jour nouveau.
L’œuvre de Bert Theis mais aussi l’engagement de l’homme, constitue un dispositif critique. Le collage, en particulier, devient ici une méthode d’analyse : Toutes les découpes, les agencements, les articulations, les collages quasi invisibles – et par là-même, les pensées et les réflexions en flux continue. Ce travail fait apparaître les logiques de pouvoir qui organisent le réel en les reconfigurant dans un espace symbolique où les frontières entre fiction, satire et théorie sont clairement et sans doute volontairement poreuses.
Bert Theis croyait à la force du commun. Il pensait qu’un banc ou un abri pouvaient être des formes de révolution, qu’un espace ouvert pouvait changer une manière de vivre. Dans un monde fracturé et ponctué par les annonces choc, réduites sur les aspects économiques de nos existences, comme récemment les tarifs douaniers, son œuvre continue de nous parler d’hospitalité, d’accueil, de lenteur des échanges et de réenchantement existentiels. À rebours du cynisme ambiant, elle propose une esthétique de la confiance. Les « utopies concrètes » que l’artiste proposait sont aujourd’hui autant de balises pour penser d’autres façons de faire société. En ce sens, l’exposition actuelle, comme partie de son œuvre, se doit d’être vue, voire d’être étudiée.