Le sujet est luxembourgeois par son titre Monsieur Steichen, mais il s’agit moins du célèbre photographe que du nom d’une fleur. De fait, Edward Steichen était un génial touche-à-tout et c’est à une de ses niches de créations, pour beaucoup méconnues, que s’est intéressée Lisa Oppenheim, projetant du même coup, via les techniques actuelles, trois sortes d’iris au 21e siècle.
La commande a été passée par le Mudam qui remplit ici son rôle de laboratoire d’expérimentations. C’est ce que montre Lisa Oppenheim, en remontant le temps. 1910 : Edward Steichen (1879-1973) vit à Paris. Il pense devenir peintre. Un botaniste de ses connaissances, Fernand Denis, crée une variété d’iris par hybridation et l’appelle « Monsieur Steichen ». Lui-même était un botaniste passionné, un héritage paternel crée une espèce de delphinium. Devenu photographe, dans les années 1930-1940, Steichen se livre à des expérimentations photographiques en utilisant le dye transfert, un procédé couleurs de ces années-là.
2025. Lisa Oppenheim (New York, 1975), travaille sur base des photographies de Steichen (car l’espèce d’iris a disparu) et crée ce qu’elle appelle « des hybrides hypothétiques ». Grâce à l’intelligence artificielle, elle donne en quelque sorte naissance à une nouvelle fleur, issue des père et mère. D’où l’appellation Mons Steichen, Mme Steichen et Melle Steichen, photographies exposées dans le pavillon Leir en trois groupes, mélangés comme l’est une famille. Le visiteur pourra s’amuser à distinguer les trois fleurs et les métissages chromatiques résultant des trois passages couleurs cyan, magenta et jaune, d’où Lisa Oppenheim a néanmoins exclu le noir, car c’est le mélange des trois couleurs primaires qui permet des créer une large palette de nouvelles couleurs.
Steichen pourrait bien être un créateur d’aujourd’hui puisque de toute pratique, il cherchait l’aboutissement, espérant « élargir la compréhension de ce que signifie être un producteur culturel ». Mission accomplie donc en tout cas par le Mudam, où l’on découvre, dans la même exposition des paravents créées sur des motifs pour tissus, commandés par le fabricant de soie Stehli Silks à Edward Steichen en 1925-26, retravaillés par Lisa Oppenheim pour la créatrice de mode Zoe Latta.
On descend ensuite à l’étage inférieur du musée pour aborder une méditation sur la notion de temps grâce aux œuvres d’art en réalité virtuelle de Ho Tzu Nyen (Singapour 1976) Time & the Tiger. Le tigre est pour l’artiste le symbole de la création de la notion occidentale de l’Asie du Sud-Est après la Seconde guerre mondiale, zone qui est pourtant composée de nombreux pays aux identités et aux cultures différentes. Le temps, pour lui, n’est pas une progression linéaire, mais des méandres, des boucles et auquel, avec les images en mouvement, il tente de donner forme. Voilà pour les données de base de l’exposition en cinq parties.
On fera d’ailleurs remarquer qu’il est difficile d’apprécier en une visite toutes les parties qui composent la « somme » de Time & the Tiger. La volonté de « remplir » tous les espaces du musée, prive le visiteur du besoin de se poser, de se laisser imprégner par des approches culturelles différentes, se les approprier, faire sien le monde de l’art contemporain. Or, dès la descente du grand escalier, on débouche sur Hôtel Aporia (2019), projection d’images d’archives racontant via la trajectoire de six personnages, la période trouble du Japon durant la Seconde guerre mondiale.
Certes, les tatamis évoquent les ryokan, ces auberges traditionnelles japonaises et la manière de filmer rappellera qu’il est toujours bien de revoir les longs métrages du cinéaste Ozu (1903-1963). Mais revenons au travail de Ho Tzu Nyen. On recommande au visiteur de commencer par s’immerger dans la double projection de One of Several Tigers dans la galerie Est. C’est une œuvre majeure de Ho Tzu Nyen de 2017. Non seulement, le tigre est une figure centrale dans les cultures ancestrales d’Asie depuis des millions d’années mais l’artiste plonge les spectateurs dans un épisode de l’histoire au temps de la colonisation. Le point de départ est l’illustration de l’attaque surprise de l’architecte et urbaniste George D. Coleman, une figure déterminante de la création du Singapour moderne. La lithographie de l’illustrateur allemand Heinrich Leutemann, raconte comment l’équipe effectuant des levés topographiques a été surpris par l’attaque d’un tigre de Malaisie.
Ho Tzu Nyen en a tiré une sorte d’épopée épique en projection XXL où le spectateur, qui regarde une fois à droit et puis à gauche et vice versa, voit se brouiller les frontières entre l’homme et l’animal, la nature et la culture, les temps immémoriaux des esprits et la rationalité occidentale. Le visiteur est prêt à s’immerger dans les projections LED des Timepieces de T for Time. C’est l’œuvre la plus récente, commencée en 2023 et toujours en cours de l’artiste. Comment en effet arrêter la « mise en relation des histoires vécues et personnelles avec le temps appréhendé dans ses échelles biologiques, sociologiques, géopolitiques et cosmiques ? » du propre aveu de Ho Tzu Nyen.
Voici quelques descriptions de Timepieces par Ho Tzu Nyen lui-même : « L’épluchage de la peau rouge d’une pomme est comme un mouvement irréversible et cyclique ». Le pendule – un oscillateur harmonique simple – « est au cœur du développement de l’horloge occidentale moderne en hommage à Horloge 2 (Perfect Lovers) de Félix Gonzalez-Torres ». En transformant deux horloges en une application parviendra-t-on à les maintenir parfaitement synchrones pour l’éternité ? « Seules les personnes qui disposent de temps peuvent contempler la dérive des nuages. Seules celles qui ont du temps devant elles peuvent se permettre de réfléchir à la nature du temps même ». Dans la réalité aussi ?