Hypocrisie fiscale En 2001, à l’occasion de l’avant-dernière réforme fiscale, le ministre des Finances Jean-Claude Juncker (CSV) réalisa une vieille revendication des organisations patronales. Il chargea le directeur de l’Administration des contributions directes (ACD) de l’élaboration d’une circulaire sur les stock options. Il s’agissait en fait de donner un cadre fiscalement favorable à une pratique courante. Car bien avant que la circulaire ne soit publiée en janvier 2002, les plans de stock options s’élaboraient dans les maisons-mères pour les employés des filales luxembourgeoises, des packages avalisés par l’administration fiscale. En août 2002, un rapport de PWC estimait ainsi qu’environ 25 pour cent des entreprises basées au Luxembourg avaient mis en place de telles combines : « Our experience shows that stock option plans are more commonly used in the financial sector. The trend clearly shows a sharply increasing number of stock option plans in recent years. »
Le récit dominant sur la place financière – repris par la plupart des députés –, est celui d’une « déviance ». Les plans de stock options auraient été initialement destinés – ici, les versions divergent – soit aux expats hautement qualifiés et mobiles qu’il fallait « attirer et retenir », soit au capital à risque et aux entreprises fragiles mais prometteuse de la « new economy ». Or, à côté des directeurs de banque, gérants de fiduciaires et partners de Big Four (qui, juridiquement, sont salariés), une masse des « cadres supérieurs » se serait engouffrée dans la niche. (D’après les syndicats, les « pseudo-cadres » représenteraient jusqu’à un tiers des employés sur la place bancaire.) Dans cette optique élitiste, la « perversion » du dispositif de défiscalisation résiderait dans sa vulgarisation – ou, pour le dire favorablement, dans sa démocratisation.
Au Luxembourg, le terme de « stock options » (dans le milieu financier, on parle également de « phantom shares » ou de « talent reward plan ») est un abus de langage. Commercialisées sous forme de produit bancaire et utilisées par les grands groupes internationaux, elles ont été conçues comme outil de défiscalisation. Tout salarié qui est « cadre supérieur » peut ainsi se faire verser jusqu’à la moitié de son salaire sous forme d’options d’achat d’actions. Cette part (en général un tiers de la rémunération totale) sera imposée à un taux forfaitaire de douze pour cent. Le plus souvent, il ne s’agit pas d’actions de la société qui l’emploie et à laquelle le cadre aimerait lier son destin professionnel et financier. La majorité écrasante des plans de stock options est adossée à un indice boursier, comme Euro Stoxx, le Dax ou le Cac 40 ; et, afin d’évacuer tout danger de dévalorisation, les grandes banques luxembourgeoises, qui émettent ces titres à un rythme régulier, contractent une assurance. Un risque minimal pour un avantage fiscal maximal.
Blissfull ignorance L’ACD promouvait le recours à une arme de défiscalisation massive sans se doter d’outils pour en mesurer la prolifération. Durant quatorze ans, des centaines de millions d’euros s’évaporeront, ni vues ni connues, sans qu’aucune statistique ne soit faite ou un système de notification mis en place. Pour les fonctionnaires du fisc, le régime des stock options a toujours été une source de malaise. Ce trouble ne tient pas tant à la hauteur du déchet fiscal qu’à l’absence d’un cadre légal. En 2012, le Conseil d’État donnait « à considérer s’il ne serait pas préférable d’asseoir ce régime fiscal sur une base légale plus solide ». La circulaire administrative qui avait introduit le système des stock options serait-elle illégale ? Car l’article 101 de la Constitution stipule qu’« il ne peut être établi de privilège en matière d’impôts. Nulle exemption ou modération ne peut être établie que par une loi. » Pourtant, des tax rulings aux stock options, pour les dossiers fiscaux épineux, les ministres des Finances successifs ont préféré passer par la voie discrète des circulaires. En dégradant le directeur de l’ACD en prête-nom, ils pouvaient éviter le débat et n’avaient pas à assumer leurs choix politiques.
Ce n’est que depuis janvier 2016 que les entreprises sont tenues de fournir à l’administration une liste des bénéficiaires et des montants en jeu. Or, plus les plans de stock options gagnaient en visibilité, plus leurs bénéficiaires devenaient nerveux. Pour éviter de voir le régime démantelé une fois la boîte noire ouverte, les associés des Big Four et les directeurs de banque levèrent le pied. En janvier 2016, lors d’une réunion dans un grand hôtel de la capitale, ils se donnèrent une sorte de code de déontologie informel et introduisirent un seuil minimal, fixé à 350 000 euros de revenus annuels. Pour éviter un backlash politique, il fallait minimiser le déchet fiscal. Pour minimiser le déchet fiscal, il fallait réduire le nombre de bénéficiaires. Bref, rendre le système plus exclusif, et plus inégalitaire.
Happy few Les managers et associés estiment avoir limité les dégâts. La semaine dernière, dans une réponse à une question parlementaire posée par les députés Gilles Roth et Diane Adehm (CSV), le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) situait le déchet fiscal engendré par les plans de stock options entre 150 et 180 millions d’euros. Pour la seule année 2016. Pour donner un ordre de grandeur : l’impôt d’équilibre budgétaire (Krisesteier), qui frappait les revenus de tous les salariés, rapportait 80 millions d’euros en 2015 et cent millions d’euros en 2016. Mais puisque les estimations qui avaient circulé dans le milieu financier et politique vacillaient entre 200 et 300 millions d’euros (d’Land du 12 février 2016), certains députés de la majorité semblaient presque soulagés que le déchet fiscal se situait, à en croire l’ACD, en-dessous de la barre des 200 millions d’euros.
Si dans sa réponse le ministre des Finances révèle que l’ACD s’est vue notifier 617 plans de « stock options », il omet d’en préciser le nombre de bénéficiaires. Son administration devrait pourtant avoir connaissance de ce chiffre : le formulaire en ligne de l’ACD prévoyant une case pour chacun des bénéficiaires. (Sur le fichier Excel on peut lire : « Attention : la liste peut contenir au maximum 950 bénéficiaires ».) Selon nos informations, il y a quelques années encore, la part de bénéficiaires aurait été de dix pour cent en moyenne. Mais il y avait de fortes disparités entre les firmes : dans certaines, un employé sur cinq avait droit au plan de stock options ; dans d’autres, ce ratio était de un sur vingt. Selon plusieurs consultants, ces derniers quinze mois auraient vu une « réduction drastique » du nombre de bénéficiaires. Les plans de stock options ne seraient plus utilisés que par les happy few, situés au sommet des organigrammes. Mais même en retenant une moyenne basse (par exemple sept employés par plan de stock options), le nombre de bénéficiaires devrait largement dépasser les 4 000 personnes.
Serpent de mer Le régime des stock options permet au pouvoir politique de maintenir l’illusion de la progressivité du système fiscal. Alors que le taux marginal maximal (42 pour cent au-delà des 200 000 euros) polarise l’attention publique, la plupart des intéressés savent pertinemment qu’il ne s’applique pas à eux. La Banque centrale du Luxembourg rappelle ainsi régulièrement que « la progressivité effective du régime en vigueur est très probablement moins élevée qu’estimée ». Et si, à partir d’un certain montant, le système fiscal devenait régressif ?
Aujourd’hui, députés et managers font mine de découvrir des « abus » qui, pourtant, étaient connus de longue date. En 2012, le Conseil d’État écrivait que le système de stock options « semble avoir conduit à des dérives ». Ce fut l’année de la fronde parlementaire menée par Michel Wolter (CSV) et Lucien Lux (LSAP). Cette alliance hétéroclite ficela son propre projet budgétaire, dans le but de déstabiliser le ministre des Finances et prétendant au trône, Luc Frieden (CSV). Ce sera l’occasion de recadrer le régime des stock options, via une hausse du taux d’imposition et un léger resserrement des critères d’éligibilité. Les députés frondeurs tablaient – de manière assez fantaisiste, l’ACD ne disposant pas de chiffres – sur des recettes supplémentaires de cinquante millions d’euros. Mais ces adaptations mineures ne freinèrent pas l’engouement ; au contraire, après 2012, le produit de défiscalisation, poussé par les consultants et les banques, se vendit comme des petits pains et se substituait aux bonus. En 2013, lors des négociations de coalition, l’ACD présentait un papier de réflexion à la nouvelle majorité. Dans la partie intitulée « Élargissement de la base imposable par un réexamen d’allègements fiscaux », l’administration mettait en garde les formateurs contre les « abus » d’un système dont le mode de calcul forfaitaire serait « simplifié et excessivement avantageux ».
Le débat refit surface dans le contexte de la réforme fiscale. (Il fut mené à huis-clos entre ministres et chefs de fractions de la majorité.) Entretemps, le CSV avait découvert le potentiel politique de la question, nonobstant la circonstance que le régime fiscal avait été introduit sous Jean-Claude Juncker et s’était mis à proliférer sous Luc Frieden. En avril 2017, lors du débat sur l’état de la nation, Claude Wiseler tenta un assaut contre les stock options, mais se fit interrompre par le Premier ministre Xavier Bettel (DP), qui choisit ce moment-là pour accuser le chef de fraction du CSV d’avoir fait – une dizaine de minutes plus tôt – l’« amalgame » entre réfugiés, terrorisme et islam. En décembre 2016, sur les ondes RTL-Radio, le député (et ancien haut fonctionnaire au ministère des Finances) Gilles Roth exigea l’abolition de la circulaire administrative ; les plans de stock options seraient un « Unfug », qui mettrait mal à l’aise jusqu’à leurs bénéficiaires. Son camarade de parti Michel Wolter fustigea un système « immoral, injuste ».
Du côté du ministère des Finances, on temporise. « Nous examinons différentes pistes, écrit Bob Kieffer, porte-parole du ministre des Finances ce mercredi dans un mail. Il est encore trop tôt pour se fixer. » Depuis deux ans, la position a peu varié. Du côté des chefs des fractions du LSAP, du DP et des Verts, tous affirment attendre « plus de données ». Alex Bodry (LSAP) dit vouloir ramener le régime « à ses motivations d’origine » et en limiter le bénéfice « à certaines activités et personnes ». Pour Viviane Loschetter (Déi Gréng) le système aurait « dégénéré ». Eugène Berger (DP) rappelle que le régime des stock options, « ce n’est pas nous qui l’avons introduit ». Mais il ne faudrait pas non plus l’abolir « ratzekahl, du jour au lendemain » : « Nous ne voulons pas effrayer les gens qui sont ici, ni ceux qui veulent s’établir ici. Il faut laisser un petit attrait, quitte à être moins généreux. »
Les jaloux Par le passé, ce souci de l’attractivité avait conduit le gouvernement à « l’extrême limite tant de la légalité de l’impôt que de l’égalité devant l’impôt », comme l’écrivait le fiscaliste Alain Steichen dans sa thèse de doctorat publiée en 1994. Ainsi l’article 9 de la loi concernant l’impôt sur le revenu donnait-il le privilège au ministre des Finances (après délibération du gouvernement en conseil) « de déterminer forfaitairement l’impôt des personnes qui, venant de l’étranger, établissent leur domicile fiscal au Grand-Duché, et cela pour au maximum les dix premières années de cet établissement. » Bien que, dès 1965, le Conseil d’État en avait recommandé l’abolition (et qu’il semble être tombé en désuétude au fil des années), il faudra attendre 2014 pour que le gouvernement se décide de jeter l’article dans les poubelles de l’histoire fiscale.
Sur la place financière, les revendications de justice fiscale sont généralement considérées comme symptôme de naïveté ou de jalousie. Le Brexit a fourni de la munition au lobby « pro-stock options ». Il accélère la course au moins-disant fiscal à laquelle se livrent les juridictions européennes qui, toutes, tentent d’attirer les expatriés à coups de dérogations fiscales. (À la différence de l’imposition des sociétés, celle des personnes physiques reste très largement du domaine des États membres.) La CSSF exige des firmes britanniques songeant à établir un pied-à-terre au Luxembourg d’y transférer des fonctions-clés managériales. Idem pour les holdings exerçant des transactions de financement intra-groupe : L’ACD demande depuis décembre qu’elles « disposent du personnel qualifié adapté aux besoins du contrôle des transactions effectuées ». Or, il ne serait pas évident d’attirer ces rares « talents » très réticents à la perspective de venir s’installer dans la province. D’où l’impératif de garder un mécanisme de défiscalisation comme les stock options, disent ses défenseurs.
« On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre », dit un consultant. Dans le milieu de la finance internationale, un transfert au Grand-Duché serait quasiment considéré comme une coupure dans l’évolution de la carrière, estime un autre. « En fin de compte, ce sont les managers qui décident du lieu d’implantation. Et même s’ils ne vont pas le dire ouvertement, ils regarderont leurs propres intérêts. » Plutôt que de déchet fiscal quantifiable, les notables de la place financière préfèrent parler de « surplus macroéconomique » pour le Luxembourg. Ce discours – qui passe sous silence les intérêts personnels de ceux qui l’énoncent – a été repris par Pierre
Gramegna dans sa réponse à la question parlementaire. Le ministre y insiste sur « les effets dynamiques et favorables que le régime des stock options peut susciter pour l’économie dans son ensemble. » Une refonte de la circulaire fera forcément des malheureux. Si le gouvernement retient la hauteur des rémunérations comme critère, il s’exposera au reproche de creuser des inégalités en défiscalisant les plus nantis. Selon le compendium fiscal du Conseil économique et social, 2 302 ménages résidents touchent des revenus annuels dépassant la barre des 350 000 euros (324 gagnent gagnant plus d’un million d’euros). Si, par contre, le gouvernement décide de limiter les stock options aux seuls expatriés, il risquera de rendre jaloux les managers autochtones.