Les contrôles aux postes frontières devront-ils être rétablis? Les travailleurs commutants y seraient alors contrôlés non pas à leur entrée au Luxembourg, mais à leur sortie. «Avez-vous dépensé assez d'argent au Grand-Duché aujourd'hui ?» demanderaient les gardes-frontières. Le plein d'essence et deux cartouches de cigarettes ne suffiront alors plus pour se racheter une bonne conscience et se garantir un droit de sortie et de rentrer chez soi. Il faudrait prouver qu'on a vraiment investi une partie de son salaire dans l'économie nationale, notamment le petit commerce. Ce n'est qu'après avoir démontré, preuves à l'appui, ces dépenses qu'il verraient s'ouvrir la barrière devant leurs voitures.
Bien sûr, ce n'est que science-fiction. Toujours est-il que Laurent Mosar (CSV), le rapporteur du projet de budget de l'État pour 2005, a lancé - entre autres -, un débat sur l'équilibre entre avantages et désavantages des travailleurs frontaliers pour l'économie luxembourgeoise. Son analyse, qui repose sur les travaux de la Commission des finances, vient à la conclusion que «l'explosion du nombre des frontaliers, qui représentent désormais quelque quarante pour cent du marché de l'emploi privé à Luxembourg, coûtent nettement plus chers que ce qu'ils rapportent». En est-il vraiment ainsi? Peut-on chiffrer toutes les données de cet échange complexe?
En l'absence d'une balance exacte des échanges du travail frontalier dans la grande région comprenant tous les facteurs de frais et de recettes de tous les intervenants - y compris des frontaliers eux-mêmes -, quelques chiffres : «Entre janvier 2001 et septembre 2004, le Statec a recensé la création de 30 000 emplois salariés nouveaux, ce qui représente une progression de douze pour cent, écrit la Commission des finances et du budget (Cofibu) de la Chambre des députés. Leur nombre est ainsi passé de 254 000 à 284 000 au cours de cette période. La même période a vu une augmentation du nombre des travailleurs frontaliers de 93 000 à plus de 113 000, ce qui équivaut à une progression de 21 pour cent. En 2004, quasiment les trois quarts des emplois nouvellement créés ont été occupés par des frontaliers. La tendance est encore à la hausse.»
Dans son projet de Budget, le gouvernement prévoit une évolution de ces chiffres de quelque cinq pour cent annuels d'ici 2007. En se référant au Statec, il note que «la répartition des nouveaux emplois créés (d'ici 2007) se ferait au ratio, en gros inchangé, de 70/30 en faveur des frontaliers.» Le flux quotidien de frontaliers le plus important est actuellement, selon le rapport de Lionel Fontagné1, celui des 50 000 Lorrains, suivis de 27 000 Wallons, et de 17 000 Allemands. Ils acceptent, pour trouver un emploi, a fortiori mieux rémunéré au Luxembourg, des trajets pouvant facilement dépasser une heure dans une direction. Selon le Ceps-Instead, plus de 78 pour cent des frontaliers mettent au moins une demie-heure pour se rendre à leur lieu de travail2. Ce qui veut dire, notamment pour les jeunes ménages ou les monoparentaux, qu'il faut jongler avec nourrices, crèches et structures d'accueil et se lever très tôt pour être à 8 heures au bureau. N'importe qui serait alors content de rentrer au plus vite après huit heures de travail quotidien, pas question de se balader entre copines dans un hypermarché luxembourgeois ou dans une grand-rue.
D'autant plus que c'est nettement moins cher de l'autre côté de la frontière. Et pas question non-plus de revenir le soir ou le week-end pour aller au théâtre, au concert ou au musée. Le Luxembourg est alors pour beaucoup d'entre eux un bout d'autoroute qui mène de chez eux au boulot. Qui peut leur en vouloir ? Le Luxembourg a bien besoin de cette main d'oeuvre, les Luxembourgeois eux-mêmes aimant se réfugier dans le secteur protégé de la fonction publique, qui garantit sécurité de l'emploi et rémunérations avantageuses dans les carrières moyennes. Les frontaliers payent leurs impôts directs, i.e. l'impôt retenu à la source sur les traitements et salaires au Luxembourg. Cet impôt «représente en 2005 le deuxième impôt en termes de son produit, n'étant dépassé que par la taxe sur la valeur ajoutée,» note la Cofibu. Et d'expliquer que cela est dû notamment à la partie de cet impôt payé par les frontaliers au Luxembourg, grâce aux conventions fiscales conclues entre le Luxembourg et ses trois pays voisins. Avant de conclure : «Malgré l'apport des frontaliers au rendement de l'impôt retenu sur les traitements et salaires, l'impôt sur le revenu des personnes physiques ne contribue qu'à raison de 16,2 pour cent au total des recettes fiscales du Luxembourg, alors que la moyenne européenne est de 25,8 pour cent.»
Les travailleurs frontaliers payent leurs cotisations sociales au Luxembourg et sont pour beaucoup dans les recettes des caisses de prestation sociales comme il s'agit souvent de main d'oeuvre jeune et récemment embauchée. Ils sont les premiers à ressentir le ralentissement de l'activité économique - notamment ceux qui travaillent en intérimaires -, lorsqu'ils perdent leur emploi, ils échappent aux statistiques officielles au Luxembourg, parce qu'ils seront indemnisés dans leur pays de résidence (d'Land 07/02). Selon la réforme européenne du règlement 1408, qui a abouti sous présidence italienne en décembre 2003, le Luxembourg a obtenu une exception à l'harmonisation européenne de l'indemnisation par l'État d'emploi à cause du taux élevé de frontaliers au Grand-Duché. Il devra néanmoins verser trois mois d'allocations chômage à l'État de résidence des frontaliers qui ont perdu leur emploi une fois que le nouveau règlement 1408 entrera en vigueur, d'ici 2006 ou 2007.
De l'autre côté, l'État luxembourgeois n'est pas obligé d'investir en maisons de retraite ni en hôpitaux ou en infrastructures scolaires pour les familles des frontaliers. Imaginez que ces 113 000 personnes aient 40 000 enfants, l'État ne devrait alors pas construire six nouveaux lycées, mais au moins quinze ! Et où habiteraient-ils tous, avec un marché du logement déjà largement saturés et des prix qui explosent ?! Les seuls investissements directs en infrastructures que l'État luxembourgeois doit actuellement prévoir pour gérer les flux sont ceux des transports : des routes et des parkings pour le transport privé, des lignes de train notamment pour les transports en commun.
Si les frontaliers ne s'intéressent guère au Luxembourg, le Luxembourg ne s'intéresse pas particulièrement à eux non-plus: sans droit de vote au Grand-Duché (sauf pour les chambres professionnelles), ils sont un peu sans voix aussi. Sur les sites spécialisés comme www.lesfrontaliers.lu, on discute météo, trafic et sous avant tout. Or, malgré tout, Laurent Mosar tire la sonnette d'alarme: ils vont nous coûter trop cher! En cause: les «transferts sociaux», i.e. le payement des indemnités qui leur sont dues - comme à tous les cotisants -, les congés maladie, les retraites etc. «Non seulement, l'afflux massif des frontaliers a depuis des années commencé à distordre la relation entre recettes et dépenses de l'État résultant de leur emploi - ils ne sont précisément pas résidents, et ne paient donc pas d'impôts indirects dans l'ordre de grandeur où le font les résidents -, mais il a également contribué largement à la généralisation du phénomène de l'exportation des prestations sociales, écrit la Cofibu dans son rapport.
L'équivalent monétaire de celles-ci sert également surtout à la consommation en dehors de nos frontières : il y a accentuation du ‘manque à gagner' pour l'État luxembourgeois.» Les chiffres, toujours selon la Cofibu : en 1990, sept millions d'euros étaient transférés à l'étranger ; en 2003, il s'agissait de 900 millions et on va avoisiner le milliard d'euros en 2005. En 2004, le total des prestations sociales exportées dans le total des transferts aux ménages est de 21 pour cent, contre 4,5 pour cent en 1990. Cette courbe s'explique par l'évolution du marché de l'emploi des trois ou quatre dernières décennies : les travailleurs immigrés d'il y a trente ou quarante ans commencent à faire valoir leurs droits à la retraite qu'ils passent peut-être au Portugal ou en Italie, les travailleurs frontaliers d'aujourd'hui ont le droit de se faire suivre leurs prestations sociales chez eux. Les accords européens de libre-circulation et les jurisprudences sur l'harmonisation dans le domaine garantissent un traitement égalitaire à tous les travailleurs européens embauchés dans un même pays. Toutefois, Laurent Mosar, qui est lui-même juriste, craint dès à présent qu'une plainte par une frontalière devant un tribunal pour avoir droit à la Mammerent - ou forfait éducation - ait de bonnes chances d'être remportée au nom de ces principes d'harmonisation de l'Europe sociale. Et que donc l'État luxembourgeois se voie obligé d'exporter une prestation sociale supplémentaire - et ce bien que la loi précise actuellement que cette indemnisation ne sera payée qu'aux parents d'enfants nés au Luxembourg. «La déperdition de revenus des ménages pour la consommation intérieure luxembourgeoise est dès lors inévitable pour l'avenir,» note laconiquement la Cofibu dans son rapport. Qui recommande : «Il faudra en garder à l'esprit les effets fiscaux et budgétaires, et concevoir les instruments appropriés pour les contrebalancer.»