« Les caisses sont vides, » crie l’opposition. « Il y a davantage de réserves qu’en 1999, » répond la majorité. L’interprétation de la situation des finances publiques laisse beaucoup de marge de manœuvre. Il en est de même de l’appréciation de la politique budgétaire du gouvernement CSV-DP depuis le début du ralentissement conjoncturel en 2001. Et parce que c’est une telle joie, les économistes de la Banque centrale du Luxembourg (BCL) et ceux du Statec ont décidé de ne pas laisser l’amusement à la seule politique. Armés de leurs modèles économétriques, ils ont analysé le budget de l’État... pour arriver à des conclusions diamétralement opposées. Ayant longtemps été le premier de classe en matière de politique budgétaire, le Luxembourg a commencé à faire connaissance avec les déficits. C’est surtout vrai pour l’État, mais aussi pour les communes. L’excédent de la sécurité sociale donne par contre un peu de répit. Selon les critères du pacte de stabilité encadrant l’euro, le Luxembourg affichait en 2000 et 2001 encore des excédents à hauteur de plus de six pour cent du PIB. Or, en 2003, le Grand-Duché affichait son premier déficit. Il en restera ainsi au moins jusqu’en 2006 – les prévisions ne vont pas plus loin. L’étendue exacte varie selon l’origine des données. Le ministre du Budget se montre un peu plus optimiste (au pire -2,3 p.c. en 2005), la BCL un peu moins (-2,8 p.c. en 2005) et le Fonds monétaire international (FMI) craint même que le Luxembourg pourrait enfreindre les règles du fameux pacte de stabilité avec un déficit dépassant les trois pour cent en 2005. Peu importe les décimales, tout le monde s’accorde que la santé budgétaire du Grand-Duché a pris un sacré coup. Deux thèses s’opposent néanmoins. Selon la première, le gouvernement aurait, par sa politique, évité que le marasme économique ne s’aggrave et aurait donc pleinement joué son rôle. Selon l’autre, l’équipe CSV-DP n’est qu’en partie la victime de la conjoncture. Elle aurait surtout décidé d’une part une réforme fiscale et d’autre part de nouvelles dépenses. Le gouvernement serait donc pleinement responsable de la dégradation observée dans les caisses de l’État. Le Statec, l’office statistique du gouvernement, se penche sur les finances publiques dans sa dernière Note de conjoncture.1 Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il accorde une bonne note au ministre des Finances, Jean-Claude Juncker (CSV), et à son apprenti, le ministre du Budget Luc Frieden (CSV). Selon l’analyse de l’équipe de Serge Allegrezza, le directeur du Statec, la politique gouvernementale serait parfaitement anti-cyclique. Ainsi, après une certaine retenue en 2001, le duo Juncker-Frieden aurait suivi une politique expansive dès 2002, visant à réduire les effets du ralentissement économique, avant de resserrer peu à peu les rênes. Cette année aussi, la politique budgétaire viserait à soutenir la croissance. « Cette démarche anti-cyclique [...] a permis d’amortir, du moins partiellement, au niveau national, les chocs subis par les secteurs exposés depuis 2001, notamment par le secteur financier, note le Statec avant d’ajouter : Cette politique a probablement empêché une dégradation plus sensible encore de la situation conjoncturelle et de l’ensemble des agrégats liés, le marché du travail en particulier. » (p. 149) En d’autres mots, sans les largesses budgétaires du gouvernement, le chômage dépasserait aujourd’hui allégrement les 4,3 pour cent actuels. Le constat des analystes d’Yves Mersch, le directeur général de la BCL, est bien plus sévère. Il serait trop facile d’expliquer la dégradation des finances publiques par le seul retournement de conjoncture. En fait, le gouvernement aurait accordé en 2000 et 2001 des allégements fiscaux tout en décidant par après de nouvelles dépenses. Or, il aurait fallu au contraire financer cette baisse des impôts par une réduction des largesses de l’État, selon Mersch. « La dégradation de la situation budgétaire des administrations publiques n’est donc que partiellement imputable au ralentissement économique, écrit la BCL dans son Rapport annuel.2 Elle reflète pour l’essentiel l’adoption de nouvelles mesures discrétionnaires – tel que le net allégement des impôts des ménages et des sociétés ou encore les mesures adoptées dans la foulée du Rentendësch – ainsi que l’impact de la forte hausse spontanée des dépenses de sécurité sociale. » (p. 58) « Le Luxembourg vit au dessus de ses moyens, » résume Yves Mersch Une chose est sure : le gouvernement, fort des réserves dans les fonds spéciaux, a continué à débourser en dépit du fait que les recettes fiscales n’ont plus connu les mêmes taux de progression qu’auparavant. Reste à répondre à une question : était-ce l’expression d’une volonté politique ou plutôt le résultat de l’incapacité de réduire les dépenses de l’État ? À y regarder de plus près, la seconde réponse s’applique au moins en partie. Le gouvernement a fait le choix le plus simple pour maintenir son budget un tant soit peu en équilibre : il a repoussé certains investissements en arrière. Si on analyse les dépenses dans une optique pacte de stabilité (État, communes et sécurité sociale), on constate ainsi que sur la période de 2002 à 2004, les investissements publics baissent alors que le budget global augmente de sept pour cent. On peut certes, comme le fait le Statec, y voir une injection bienvenue de liquidités dans l’économie locale. Mais même l’office statistique reconnaît que c’est surtout le résultat de l’augmentation des dépenses courantes. Or, à court terme, l’impact de dépenses de consommation publique élevées sur l’économie générale par des multiplicateurs « est très faible en raison de la petite taille et de l’ouverture de l’économie », note le Statec. En fait, les premiers instincts de Luc Frieden étaient de couper encore davantage dans les investissements publics. Une solution de facilité d’autant plus contestable qu’en 2004, par exemple, près de deux tiers des investissements proviennent des fonds spéciaux et non pas des recettes courantes de l’année. « Les autorités avaient pris en considération [des coupes supplémentaires] mais les avaient finalement écartées, » rapporte le FMI. Quand on connaît la situation de l’emploi dans la construction, on ne veut d’ailleurs pas s’imaginer l’impact au niveau du bâtiment si l’État avait en plus coupé dans les crédits alloués à ses projets immobiliers. Vu la difficulté qu’éprouve le gouvernement à contrôler ses dépenses de consommation (rémunérations et achats courants), la BCL se sent confirmée dans ses avertissements des dernières années. « C’est précisément parce qu’il est difficile d’aligner la croissance des dépenses sur celle du PIB en phase de ralentissement économique, note la banque centrale, qu’il importe de maintenir la hausse des dépenses fermement en deçà de la croissance économique en période de haute conjoncture. » (p. 56) Et la BCL de se faire le malin plaisir de rappeler que le gouvernement CSV-DP avait convenu en 1999 de « poursuivre une discipline budgétaire qui veillera notamment à ce que la progression des dépenses de l’État ne dépasse pas, à moyen terme, les limites de la croissance économique ». Comment se peut-il que des économistes qui appliquent finalement les mêmes méthodes arrivent à des conclusions si divergentes sur la situation des finances publiques au Luxembourg ? C’est d’autant plus amusant que les préposés des deux organismes portent une étiquette socialiste. L’expliquer par le simple constat que le Statec dépend du gouvernement alors que la BCL est indépendante serait injuste. Les différences commencent en fait déjà dans l’appréciation des effets conjoncturels sur le ralentissement de la croissance. La BCL, qui insiste sur la perte continue de compétitivité du Luxembourg, attribue un rôle plus réduit à l’environnement économique international que le Statec. Il s’agit, en fin de compte, surtout d’une différence d’approche – d’aucuns diraient d’idéologies différentes – qui mène les deux instituts à éclairer deux facettes d’une même réalité. La chance pour le gouvernement consiste dans le fait que l’opposition socialiste tend naturellement – les commentaires de l’ancien ministre Robert Goebbels au sujet du pacte de stabilité le prouvent – plus vers l’interprétation plus activiste du Statec que celle plus rigoureuse de la BCL. Les libéraux seraient mieux placés pour exploiter les argumentations d’Yves Mersch. Une fois de plus, le DP doit donc désespérer de ne pas pouvoir mener cette campagne électorale à partir de l’opposition.
1 Statec, Note de conjoncture n° 1-2004, Luxembourg, mai 2004 (www.statec.lu)2 BCL, Rapport annuel 2003, Luxembourg, avril 2004 (www.bcl.lu)