Choucroute garnie Il fut un temps, pas si lointain, jusque dans les années cinquante du siècle dernier, où des paysans faisaient pousser du chou blanc ici, pour en faire de la choucroute. Puis vinrent la création des premières institutions communes européennes, la Ceca (Communauté européenne du charbon et de l’acier) d’abord, et la proposition audacieuse du ministre des Affaires étrangères Joseph Bech (CSV), tard dans la nuit lors d’une réunion constitutive de la Ceca en juillet 1952, où l’on négocia du siège de cette nouvelle institution imaginée par Robert Schuman, de commencer « provisoirement » au Luxembourg. Rapidement, le gouvernement, conscient de la chance unique qui se présenta à lui de jouer un rôle prééminent en Europe, trouva de la place dans différents bâtiments dans la ville pour abriter ces administrations. En 1961, le gouvernement décide d’exproprier les paysans du Kirchberg, acquérant d’un coup une réserve foncière de 360 hectares de terre à l’Est de la capitale, lui permettant enfin de se développer. À un moment, on pensa même en faire une enclave proprement européenne. En comparaison, les 33 hectares que le gouvernement Bettel/Schneider/Braz a trouvés au Roost pour Google semblent minuscules. Les propriétaires terriens ripostèrent un peu avec quelques manifestations et pancartes – « un mètre pour l’équivalent de 26 cigarettes – fumez-les donc vous-mêmes ! »1 – mais la résistance ne fut pas énorme. En 1961 est créé le Fonds d’urbanisation et d’aménagement du Kirchberg, en 1962 commence la construction du pont grande-duchesse Charlotte (« pont rouge », architecte : Egon Jux), qui permettra de relier le nouveau quartier à partir de 1966, avec comme têtes de pont au Limpertsberg le « Théâtre du millénaire » (Grand Théâtre) conçu par Alain Bourbonnais (1960-64) et au Kirchberg une « Cité européenne nouvelle et de conception urbanistique et architecturale hardie et moderne »2, en antithèse de la Vieille Ville.
C’est l’époque où le Luxembourg se réveille à la modernité – et l’exprime par l’architecture de ses bâtiments officiels. Pierre Vago est engagé pour concevoir un projet urbain pour le Kirchberg qu’il dessina comme une ville organisée autour d’une autoroute, faite pour la voiture. Le premier bâtiment, la Tour Alcide de Gasperi, haute de 22 étages (architectes Michel Mousel & Gaston Witry) – d’Héichhaus disaient les Luxembourgeois, qui y firent des excursions du dimanche et montèrent sur le toit de ce premier et seul « gratte-ciel » du pays – fut érigé en deux ans et put être inauguré en 1966, le même jour que le pont et le monument pour Robert Schuman (architecte : Robert Lentz). Il faut se remémorer qu’à l’époque, le Kirchberg était vide, complètement vide, et que les bâtiments s’y trouvaient au milieu de nulle part. Les architectes essayèrent donc d’y « faire ville », d’implanter leurs monolithes avec un grand geste, en se voulant modernes et internationalistes tout en citant la tradition architecturale du pays, par exemple en ayant recours à de la pierre naturelle ici ou là, ou en citant le voisin.
C’est ce que fit Laurent Schmit (1924-2002), architecte et urbaniste revenu de ses études à Paris en 1950, qui avait déjà construit, avec son père Nicolas Schmit-Noesen, le Musée national de la Résistance à Esch-sur-Alzette, le nouveau bâtiment de l’Athénée du Luxembourg au Gesseknäppchen ou le très marquant hall de la gare des CFL à Esch-sur-Alzette, ainsi que, seul, l’église Pie X de Belair et le siège de la Kredietbank à Luxembourg-Ville. Quand le gouvernement lui demanda donc de construite un deuxième bâtiment pour le Parlement européen, n’abritant pas seulement l’administration – le secrétariat était déjà en partie installé dans la tour –, mais aussi et surtout une salle pour les réunions plénières, il opta pour l’horizontalité en écho à la verticalité de son illustre voisin, posa son bâtiment sur un socle en pierre naturelle (défiguré par la suite) et joua avec la sérialité et le rythme des fenêtres.
Élargissement Le programme pour ce bâtiment administratif changea sans cesse. L’historienne d’architecture Isabelle Yegles-Becker, qui fut chargé, en 2015, par le Fonds Kirchberg, d’une analyse de l’immeuble, de sa substance architecturale et de sa valeur historique, dresse tous les états intermédiaires de ce « Palais des congrès », de la première ébauche en 1965, en passant par les différents projets de loi et de financement3, jusqu’à son inauguration en 1973 : agrandissements successifs, augmentation du nombre d’étages de quatre à six, adaptations du programme de construction… Mais le bâtiment a fait les frais du succès de l’Europe et de ses élargissements. Si celui de 1970, avec l’adhésion du Royaume-Uni, de l’Irlande et du Danemark, a encore pu être pris en compte, la capacité du bâtiment ayant été augmentée de mille à 1 200 personnes, ce ne sera plus le cas par la suite. L’hémicycle, le premier de l’histoire du Parlement européen, devait au début pouvoir accueillir les 142 députés du début, puis 208. L’architecte d’intérieur et ébéniste belge René Simonis lui a donné un côté solennel (revêtement en cuir des murs, sièges en bois,...), encore valorisé par le bas-relief géométrique en zinc conçu par le groupe d’artistes italien NP2. Le Parlement y siègera 35 fois entre 1973 et 19794 , mais, avec les premières élections européennes, en 1979, le nombre des députés doubla, à 410 personnes – impossible de les faire tous entrer ici. Les réunions plénières eurent donc désormais lieu à Strasbourg. Le bâtiment Schuman continue à abriter des services de secrétariat du Parlement européen, qui ont aussi investi les tours A et B boulevard Kennedy (mais quitté le Héichhaus). L’hémicycle continua à servir pour d’autres réunions, mais semble désormais tombé dans une sorte de léthargie non dénuée de charme. Comme un souvenir d’une époque révolue, celle des pionniers de la construction européenne.
Et c’est bien cela qui rend la discussion sur l’avenir du bâtiment Schuman politiquement si délicate. Les Luxembourgeois ne portent pas vraiment de grand amour à cette « boîte à chaussures » souvent perçue comme « moche » ou défigurant une place de l’Europe bordée de monuments architecturaux clinquants comme le Mudam de IM Pei ou la Philharmonie de Christian de Portzamparc. Le fait que personne ne semble jamais avoir investi dans le bâtiment le fait paraître sale et sans valeur. Alors qu’en 2003 encore, l’État comptait le sauvegarder, au moins son gabarit, en voulant y installer la Bibliothèque nationale conçue par le bureau Bolles & Wilson (suite à un concours d’architectes), le vent a désormais tourné : le 6 décembre, la commission du Développement durable a proposé à la Chambre des députés de simplement le démolir pour vétusté et mauvaises performances énergétiques. La place qu’il libérerait pourrait ouvrir de nouvelles opportunités de réaménagement de cette place qui peine à trouver vie, avec des logements, des commerces et « éventuellement un lieu de mémoire retraçant la genèse et le développement des institutions européennes » (rapport de la commission).
Réflexions L’État est propriétaire du bâtiment et donc libre de décider de son sort. D’ici 2022, le nouveau siège du Parlement européen (architectes : AM Tetra Kayser, Art and Build, Studio Valle Progettazioni) boulevard Kennedy sera enfin terminé, après plusieurs difficultés de chantier, et pourra accueillir les 3 000 fonctionnaires européens actuellement installés dans différents bâtiments, dont les 800 du Robert Schuman. Le Fonds Kirchberg a déjà fait réaliser plusieurs études et sur l’immeuble en soi, sa substance architecturale et sur sa valeur. Il en ressort qu’une restauration ou réaffectation serait difficile, voire impossible. Dans ses projections pour un réaménagement de la Place de l’Europe, l’architecte français Dominique Perrault, concepteur e.a. de l’extension et des tours de la Cour de justice de l’Union européenne au Kirchberg, imagina utiliser la surface pour alléger le volume du bâti en y implantant trois bâtiments.
« Notre mission est de regarder ce qu’on pourrait faire de la place de l’Europe », explique Patrick Gillen, le président du Fonds Kirchberg. C’est pour cela que ces études du bâti et de la faisabilité de l’une ou l’autre option ont été commanditées. Si le ministre du Développement durable et des Infrastructures, François Bausch (Déi Gréng), qui a la tutelle du Fonds Kirchberg, imagine une place de l’Europe plus verte, plus animée et plus mixte, et il a pour cela déjà entamé une collaboration avec le bureau danois Jan Gehl (voir d’Land du 24 février 2017), le Fonds est aussi en train de sonder les besoins des autres occupants institutionnels du quartier, comme le Mudam (besoin de stockage) ou la Philharmonie (besoin de salles de répétition) afin d’en tenir compte dans les planifications. Le bâtiment Schuman fait 40 000 mètres carrés – de quoi accomoder l’un ou l’autre besoin.
Esthétique et politique L’administration des Bâtiments publics et le Fonds Kirchberg sondent la valeur historique du bâtiment et les possibilités du lieu. Or, la décision sur une restauration ou une démolition du bâtiment sera, au final, éminemment politique. Est-on si certain que la valeur patrimoniale est nulle juste parce que l’état du bâtiment est désastreux ? D’autres constructions du même architecte – l’Athenée du Luxembourg – ou de la même époque – le Héichhaus ou la première Cour de justice – ont été restaurés à grands frais (presque 100 millions pour le seul Athénée), complètement désossés et reconstruits aux normes énergétiques, de confort, de technologie et de sécurité d’aujourd’hui. Aucune procédure de classement pour le Schuman n’a été lancée, mais plus à l’Est du quartier du Kirchberg, la Ville de Luxembourg a classé certains blocs comme secteurs protégés, comme notamment autour de la Deutsche Bank (Gottfried Böhm) et de l’ancienne HypoVereinsbank (Richard Meier), premiers solitaires de l’âge d’or de l’implantation des sièges bancaires dans cette ville nouvelle – ils ne pourront donc pas être détruits.
Le bâtiment Robert Schuman a 44 ans. Trop vieux dans un quartier façonné par l’énorme pression du marché foncier, pas assez pour être sérieusement considéré par les institutions en charge de la protection du patrimoine (qui commencent à s’intéresser aux constructions quand celles-ci ont plus de 70 ans). Pourtant, il a des choses à raconter. Sur une époque qui avait foi en l’avenir, en la construction européenne et le rôle que le Luxembourg pouvait jouer dans le concert des nations. Sur une esthétique aussi, une approche rationnelle et sérielle comme une partition de Steve Reich. Acheter une nouvelle voiture parce que le cendrier est plein est une attitude de nouveau riche.