En quittant l’autoroute A3, en direction de Gasperich, on avait pour habitude d’emprunter le rond-point Gluck et de s’engouffrer ensuite soit vers la zone d’activité Howald et ses commerces, vers le quartier Gare ou vers Gasperich – un chemin sur lequel on entendait, en début d’après-midi, les aboiements excités des chiens du refuge national pour animaux attendant leurs promeneurs bénévoles. Depuis deux ans pourtant, cet aboiement n’est plus audible derrière le bruit des pelleteuses et des grues, des martèlements et des moteurs de camions. En deux ans, un tout nouveau quartier, discuté depuis une décennie, y a vu le jour. Avec l’ouverture, fin août, du boulevard Kockelscheuer, luxueuse avenue d’une centaine de mètres seulement qui connecte le rond-point Gluck au boulevard Raiffeisen, et avec l’arrivée des premiers élèves, les plus jeunes, du campus francophone Vauban, attendue pour lundi, ce quartier, vanté jusque-là sur des images de synthèse, devient concret. Est-il réel pour autant ?
L’urbanisation du ban de Gasperich, nouvelle entrée en ville en venant du Sud, est un projet symptomatique pour la politique libérale. Lancée par un masterplan au début des années 2000 – réalisé par le bureau suisse P.arc (qui est également en charge de la RTL City à Kirchberg), il fut présenté en 2004 par le ministre de l’Aménagement du territoire Jean-Marie Halsdorf (CSV), le maire libéral de la capitale Paul Helminger et la bourgmestre CSV de la commune de Hesperange, Marie-Thérèse Gantenbein –, la planification s’est ensuite embourbée dans des contestations citoyennes, notamment du syndicat d’intérêts locaux de Gasperich, avant d’être ensuite fêtée comme un grand succès sur le plan de la création de logements et de surfaces de bureau. Et les chiffres donnent le tournis, les articles dans la presse sont dithyrambiques : 150 000 mètres carrés réservés au logement, 5 000 nouveaux habitants (l’équivalent du quartier Gasperich actuel), le plus grand centre commercial du pays, un Auchan, qui mise sur douze millions (!) de clients par an ; les grands sièges de PWC (2 840 collaborateurs, déjà fonctionnel depuis deux ans), Deloitte (1 830 collaborateurs, livraison attendue pour 2018) ou Alter Domus (630 employés, livraison en 2018). En outre, vingt des 80 hectares que fait le projet seront réservés à un parc communal qu’aménagera la Ville de Luxembourg pour seize millions d’euros, sera « le plus grand de la Ville », s’enorgueillit la bourgmestre Lydie Polfer (DP), il fera le double de la surface du parc municipal au centre-ville.
Néanmoins, le projet est problématique d’un point de vue non seulement esthétique, mais aussi idéologique. Parce qu’il est la preuve de la démission des pouvoirs publics dans la conception de la ville comme espace de vie commune. Car la ville nouvelle du Kirchberg a été créée à partir des années 1960 pour répondre à un besoin urgent de place pour les institutions européennes, dont l’installation au Luxembourg était un garant de l’influence stratégique d’un si petit pays sur le plan politique, puis le quartier s’est développé grâce aux banques et aux infrastructures culturelles de l’État (Philharmonie, Mudam, Bibliothèque nationale…). La ville nouvelle de Belval, qui remonte au début des années 2000, était la matérialisation de la volonté du gouvernement de Jean-Claude Juncker (CSV) de prouver que les sites sidérurgiques fermés pouvaient être réaffectés à une activité contemporaine en investissant un milliard d’euros en infrastructures publiques, notamment l’Université du Luxembourg. Des villes satellites comme le ban de Gasperich, elles, répondent avant tout à la pression du marché (privé) de l’immobilier, à la demande toujours excessivement forte de surfaces de logement et de bureau. Alors qu’à Kirchberg et à Belval, des aménageurs publics étaient en charge de la conception et de la réalisation des nouveaux quartiers – le Fonds d’urbanisation et d’aménagement du Kirchberg, établissement public ; la société de viabilisation Agora, structure mixte entre l’État et l’ancien propriétaire du site Arcelor-Mittal, ainsi que, pour les infrastructures publiques, le Fonds Belval –, le ban de Gasperich est entièrement aux mains d’un aménageur privé, Grossfeld PAP, appartenant à l’homme d’affaires Flavio Becca. Et pour un privé, il s’agit de maximiser les gains, de vendre de la surface, de concevoir un concept de « urban living », de mixité apparente des fonctions vivre, travailler, consommer. Si le premier mot qu’on voit dans le petit film promotionnel sur grossfeld.lu est « invest », il n’est jamais question de citoyenneté, de vivre ensemble et de partage de l’espace public.
D’ailleurs il n’est jamais question d’espace public, point. Car les bâtiments, qu’ils soient de bureaux ou de logements, sont certes conçus par des architectes de renom, notamment luxembourgeois (Paul Bretz, Tatiana Fabeck, Valentiny, Moreno…), mais ils utilisent jusqu’au dernier millimètre carré de surface constructible de la parcelle. Alors que les rendering des brochures promotionnelles vantent tous des appartements spacieux avec de grandes baies vitrées ouvertes sur la verdure (ah, les canapés beiges, le lampadaire Arco de Floos et la Eames plastic chair blanche, qui semblent préinstallés sur les logiciels de prévisualisation d’architecture), en traversant le quartier tel qu’il se présente aujourd’hui, on a plutôt l’impression d’une densité proche de Monaco. Comme au Kirchberg et à Belval, le centre du quartier sera l’espace commercial – puisqu’on ne construit plus d’églises aux centres des villages ou des quartiers. Pour l’heure, il n’y a pas non-plus de place centrale, de lieu de rencontre où pourraient se croiser habitants, professionnels et clients occasionnels en étant assis sur une terrasse. Auchan Kirchberg montre bien que la structure est un espace fermé sur lui-même, dans lequel on entre en voiture ou en empruntant un moyen de transport en commun, mais sans jamais avoir l’idée de la quitter pour traverser la rue et voir un autre magasin, juste en face. Le soir, son parking sert surtout les cinéphiles qui visitent le Kinépolis voisin.
Alors certes, la Ville et l’État investissent aussi au ban de Gasperich : l’État en faisant réaliser le boulevard Raiffeisen et le boulevard Kockelscheuer pour 70 millions d’euros, en finançant le campus français à hauteur de 80 pour cent, soit 126 millions d’euros ; en cofinançant à hauteur de 44,8 pour cent, avec la Ville, le Centre national d’incendie et de secours (122 millions d’euros en tout) ou en y construisant le futur stade national de football (dont 67 pour centdu coût, 39 millions d’euros, sont assurés par l’État, le reste par la Ville) et fera venir le tram jusqu’ici à l’horizon 2020. La capitale, outre les infrastructures citées, assume la viabilisation des terrains, fait construire la tour d’eau ou investit dans le parc à venir et la mobilité douce. Mais tout se passe comme s’il n’y avait pas eu de réflexion sur la citoyenneté dans ce quartier, qui est pourtant censé doubler la population du quartier historique de Gasperich. En menant depuis des années une lutte épique contre ce grand projet d’aménagement, opposition que la Ville a tenté de calmer en organisant des réunions de quartier, le syndicat d’intérêts locaux de Gasperich n’agit pas seulement en nimby, il ne s’inquiète pas uniquement de l’augmentation du trafic que le nouveau quartier va générer dans le centre du village. Mais il craint aussi que la greffe ne prenne pas.
Car il n’est pas faux de stigmatiser une nouvelle ségrégation sociale à Luxembourg-Ville : avec la gentrification galopante des centres historiques – plus personne n’habite la ville haute, aucun jeune professionnel qui désire s’établir avec sa famille ne peut se payer un logement de luxe à Belair ou Limpertsberg, mais les quartiers de la gare et de Bonnevoie sont devenus des repaires de bobos –, les nouvelles populations sont poussées vers les grandes résidences à la lisière de la Ville. Cette nouvelle lutte des classes est aussi organisée selon les nationalités : avec le campus francophone et un supermarché français, le ban de Gasperich aura certainement une touche française. Or, la financiarisation de la ville, où le politique fait place au commercial, a aussi des implications problématiques sur la participation au pouvoir décisionnel, qui amplifie le déficit démocratique dont souffre le Luxembourg en général, et la capitale en particulier (70 pour cent d’étrangers sur 114 000 habitants. Qui est élu pour défendre les intérêts des résidents du Kirchberg, ou, plus tard du ban de Gasperich ? Et, plus encore : qui y est encore électeur ?