d’Land : Selon le UNHCR, 65,3 millions de personnes étaient déplacées dans le monde en 2014 (derniers chiffres disponibles), dont 21,3 millions de réfugiés. Les pays du Sud de l’Europe, surtout l’Italie et la Grèce, sont quotidiennement mis au défi du débarquement de milliers de personnes arrivant sur leurs côtes, fuyant la guerre en Syrie ou la crise en Irak, en Afghanistan, en Érythrée ou au Nigéria (plus de 285 000 nouvelles arrivées en 2016, 3 165 morts en Méditerranée, selon l’OIM). Beaucoup de pays du Proche Orient, comme la Turquie, ou en Afrique, abritent des camps de réfugiés de centaines de milliers de personnes. L’humanité est sur la route en ce début du XXIe siècle, mais ce sont pour la plupart des migrations forcées – et non choisies. Vous parlez vous-même d’une généralisation des « expulsions » à travers le monde, dans votre dernier livre ?
Saskia Sassen : En effet, le terme de « migration » devient insuffisant pour définir les flux migratoires actuels. Il ne saisit pas vraiment les nuances et complexités de ces flux. Nous devons trouver un langage et des catégories d’analyse qui nous aident à capter les différences, les spécificités des mouvements actuels.
De mon point de vue, un nouveau type de migrants émerge de la perte massive d’habitat de par le monde – c’est le migrant qui n’a pas de maison à laisser derrière soi. Il s’agit d’un réfugié qui fuit des formes destructrices du développement économique et du changement climatique. La violence extrême est une condition-clé qui explique ces migrations. Nous la reconnaissons dans le cas des migrations dues à la guerre et avons un régime international – celui du UNHCR – pour les gérer.
Mais il s’agit souvent d’une violence résultant de trente ans de politiques internationales de « développement » qui ont exploité des terres jusqu’à ce qu’elles soient mortes – pour cause d’exploitation minière, d’accaparement de terres ou d’agriculture intensive de plantations – et expulsé des communautés entières de leurs habitats naturels. Or, nous ne reconnaissons pas encore ces raisons des migrations, qui pourtant ont rapidement augmenté durant la dernière décennie. Ces déplacés s’installent souvent en premier lieu dans les bidonvilles des grandes villes, qui deviennent leur dernière option. La migration n’est une solution que pour ceux qui peuvent se la payer.
Cette histoire vieille de plusieurs décennies d’exploitations minières, de plantations et de destruction de la petite agriculture (et du petit commerce, qui souffre de l’importation massive de produits des grandes multinationales) a atteint des niveaux extrêmes. Elle est brutalement visible dans les grandes parties de terres et d’eaux mortes. Donc, au moins quelques-uns des conflits localisés et des guerres que nous observons, en Afrique par exemple, résultent de ces destructions, dans une sorte de lutte pour l’habitat. Et le changement climatique réduit encore la disponibilité de terres vivables. Ce sont les thèmes que je développe plus longuement dans mon dernier livre, Expulsions1.
Comment ces migrations affectent-elles l’évolution de la ville traditionnelle ? La plupart du temps, les migrants sont forcés de vivre dans des camps, des foyers excentrés ou dans des quartiers pauvres, loin des centres-villes et des complexes commerciaux.
Mais cela ne doit pas forcément être le cas ! Il faut voir ces migrants comme disposant d’une bonne éducation ou formation, ayant des capacités et la volonté de faire une nouvelle vie, justement parce qu’ils n’ont pas de maison vers laquelle retourner. Leur ancien chez-soi est maintenant une zone de guerre, une plantation, un désert ou recouverte d’eau. Il faut penser à ces migrants comme ayant la volonté de monter quelque chose – monter une économie, une culture, une vie sociale.
Pensez alors à toutes ces localités abandonnées ou à demi abandonnées dans différentes parties d’Europe de l’Ouest – comme ces villes à peine encore habitées dans le Sud de l’Italie ou ces villes appelées décroissantes de l’ancienne Allemagne de l’Est. Et souvenez-vous que ceux des migrants auxquels on a offert de vivre dans des villages vides ou presque vides ont réussi à y monter, oui, une économie, une culture et une vie sociale.
Lorsque nous parlons d’environnements urbains – et non des ces régions sous-habitées que je viens de décrire –, l’image devient plus complexe. Mais un des facteurs-clés à souligner et à raconter à tout le monde dans la ville, c’est que les immigrés, lorsqu’on les laisse vivre une vie normale – c’est-à-dire non enfermés dans des camps –, créent des emplois. Les immigrés sont célèbres pour cela : ils créent des emplois. Si vous vivez dans une grande ville de l’Ouest, par exemple en Europe ou aux États-Unis, vous le voyez au quotidien : qu’ils créent des emplois. Le problème sont les villes qui se meurent à la suite de la désindustrialisation, où des emplois se perdent et les résidents craignent que si les immigrés venaient s’y installer, ils leur voleraient les quelques emplois qui restent. Or, c’est tout le contraire qui est vrai : si on laissait venir s’installer des immigrants, la plupart d’entre eux créeraient des emplois.
L’espace public est de plus en plus privatisé et surveillé par toutes sortes de nouvelles technologies. Qu’est-ce qui importe dans l’espace public des villes concernant l’arrivée des immigrants ou des réfugiés ? Y a-t-il des espaces ou des bâtiments qui promeuvent leur engagement et leur identification ?
Je fais actuellement un projet de recherche sur la rue comme espace public-clé pour les étrangers, y compris les groupes d’autochtones qui ne se sentent pas pleinement acceptés. Je vois la rue comme un espace indéterminé où même ceux qui ne sont pas complètement acceptés peuvent se sentir à l’aise. La piazza ou le boulevard sont des concepts surdéterminés et beaucoup de nouveaux arrivants, surtout s’il s’agit d’immigrés ou de réfugiés, peuvent vite avoir l’impression que cet espace, bien que public, n’est pas « leur » place ou « leur » boulevard. Alors ils peuvent se sentir aliénés.
Je réalise un gros projet sur ce sujet à Paris, soutenu par le Collège du Monde, une nouvelle organisation que vient de créer Michel Wievorka... c’est très stimulant. Et mon mari, Richard Sennet, a un projet parallèle sur le Theatrum Mundo. Mais revenons à la question : il faut un mélange de design, oui, mais aussi une acception culturelle très large.
Un autre problème est le logement des étrangers : il ne faut pas le réduire aux simples fonctions de dormir et manger. Le logement devrait aussi être un endroit pour un travail productif. Dans un cadre plus large, dans le voisinage où ce logement sera construit, il faut avoir des espaces publics, des trottoirs assez larges et de petites places où les gens puissent se rencontrer. Ils devraient avoir l’autorisation d’y organiser des événements, de faire de la musique, d’apprendre des artisanats, de cuisiner ou de jouer d’un instrument l’un de l’autre, pour que ces structures attirent des gens de tous les âges, des locaux et des étrangers. Aussi, on devrait autoriser les migrants à garder des parties de leur culture et ils devraient être invités à apprendre la culture locale.
Alors que l’espace public est de plus en plus privatisé, on a vu émerger, en réaction, des mouvements comme Nuit debout ou Les indignés en France, les Indignados en Espagne ou Occupy aux États-Unis, des mouvements qui, luttant pour une plus grande égalité des citoyens et contre la domination des grands capitaux, ont aussi réquisitionné des espaces publics centraux dans les grandes villes. Pourtant, aucun de ses mouvements n’a duré longtemps, parfois seulement quelques mois. Pourquoi ?
Attention ! Il y a deux qualificatifs dans votre interprétation – et laissez-moi ajouter que vous décrivez correctement les faits sur le terrain, mais votre lecture de ce qu’ils veulent dire n’est pas la seule qu’on puisse formuler. Mon interprétation à moi, basée sur les recherches que j’ai faites sur une multitude des processus de revendications des gens sans pouvoir, dans différentes époques historiques (voir mon livre Territory, Authority, Rights ; Princeton, 2008), est que, dans ces mouvements, les sans pouvoirs arrivent à forger une histoire, une politique, une culture, mais cela leur prend beaucoup plus longtemps, parfois même plusieurs générations. Pensez par exemple au mouvement pour les droits des femmes : cela a pris un siècle. Et durant cette lutte, on s’est toujours dit : cela ne va mener nulle part. Je ne suis pas certaine que tous les mouvements du style Occupy, Nuit debout ou Les indignés en France ne mènent nulle part. Ce sont les débuts de longues luttes très lentes, mais à un moment donné, elles atteindront leur but. En outre, dans nos sociétés complexes, aucun mouvement ne peut gagner sur tous les fronts. C’est alors que commencent les appréciations : les uns verront un verre à moitié plein, les autres un verre à moitié vide.
En parallèle aux importantes migrations du sud vers le nord et d’ouest vers l’est que nous connaissons actuellement, la ségrégation entre les populations résidentes assez fortunées et les demandeurs d’asile et migrants pauvres s’accentue. Dans beaucoup de villes, de vrais ghettos de pauvres coexistent à côté de communautés riches cloîtrées dans leurs zones résidentielles clôturées. Cette ségrégation est à la fois sociale et, de plus en plus souvent, aussi religieuse. Comment la politique peut-elle réagir à cette situation ?
Oui, voilà effectivement une situation problématique, voire même tragique. Elle est tragique à la fois pour les réfugiés désespérés et pour les autochtones qui ont perdu de l’espace dans leur propre société et se sentent désormais menacés. Mais je rappelle que les migrants et réfugiés ont souvent un degré élevé d’éducation et peuvent en fait contribuer à la société qui les accueille. D’ailleurs, comme déjà évoqué, ils créent des emplois, en lançant des entreprises et des services.
Ces deux dernières années, l’Europe, surtout la France, a été la cible de plusieurs attaques terroristes qui ont causé des centaines de morts. Après chaque attentat, des sociologues et des journalistes dressent les portraits des terroristes, et à chaque fois, on constate qu’il s’agissait de jeunes, immigrants ou descendants d’immigrants, dont les vies avaient été brisées par des procédés d’exclusion, que ce soit l’école ou le marché du travail. Est-ce qu’un urbanisme inclusif pourrait prévenir ces comportements destructifs, au moins en partie ?
Je crois qu’un urbanisme inclusif serait effectivement la stratégie-clé ici. Même si beaucoup d’acteurs des sociétés d’accueil ont leur part de responsabilité dans cette dérive : la police, le gouvernement, même les pauvres qui se sentent menacés par les nouveaux arrivants. L’Europe a longtemps été un continent d’immigrants, mais chaque nouvelle phase d’immigration a généré des réactions négatives. Ainsi, lorsque des ouvriers italiens furent recrutés par les salinières dans le sud de la France, ils furent vus comme de « mauvais catholiques » par les ouvriers français. Et quand le baron Haussman amena des ouvriers catholiques belges et allemands pour aider à la reconstruction de Paris, ceux-là furent également appelés de « mauvais catholiques ». Voilà seulement quelques exemples que je décris dans mon livre Guests and Aliens (New Press 1999). Ils prouvent que dans une société ouvrière, les étrangers constituent un problème, même s’ils sont cousins en termes de religion, de phénotype et de culture au sens plus large. C’est intéressant, non ?
Vous parlez de guerres asymétriques de nos jours. Pouvez-vous expliquer ce concept ?
Aujourd’hui, quand une armée conventionnelle part en guerre, il est fort probable qu’elle rencontre des combattants irréguliers sur le terrain. Souvenez-vous de l’Irak : la coalition conduite par les États-Unis a mis six semaines pour détruire l’armée irakienne. Mais ensuite, lorsque les forces alliées sont entrées dans Bagdad et d’autres grandes villes d’Irak, la vraie guerre a commencé. Des combattants irréguliers ont peu à peu détruit l’illusion que la guerre avait été gagnée. D’ailleurs, onze ans plus tard, elle n’est toujours pas finie... C’est cela, la guerre asymétrique.
Aujourd’hui toutefois, la zone d’opération pour la guerre asymétrique s’est étendue loin derrière une zone de guerre définie de manière trop étroite. Les villes, surtout les villes « importantes » pour ainsi dire, sont devenues les zones frontières pour ce qu’on appelle communément les « enjeux globaux de gouvernance », de la crise environnementale aux guerres asymétriques. Ce type de guerre limite la notion de supériorité militaire conventionnelle – des chars, des avions, des navires de guerre. Aucun de ces équipements n’a été utilisé à Paris ou n’aurait pu aider à arrêter les attaques. Quand la guerre se déplace dans les villes, la supériorité militaire est diminuée. Et en même temps, l’impuissance devient complexe au lieu d’être élémentaire. Ainsi, le combattant irrégulier, qui n’a que son corps et un gros fusil devient un acteur complexe, même s’il n’a que peu de pouvoir. Cela contribue également à un recentrage des valeurs fondamentales de notre histoire occidentale : le territoire, l’autorité, les droits.
À quel degré le développement d’une ville peut-il être organisé par des gens comme les urbanistes, les architectes ou les politiciens ? N’y a-t-il pas, dans chaque ville, également une dynamique cachée faite de données comme un marché de l’emploi dynamique, des réseaux officieux dans les différentes populations ou la disponibilité de terrains ?
Exactement ! Il y a une dynamique qui va bien au-delà des notions conventionnelles du marché du travail, de l’offre et de la demande et de ce qui peut être généré dans l’espace de la ville elle-même. L’espace opérationnel actuel permet à la ville d’être ce qu’elle est : si vaste dans ses dimensions qu’elle en devient planétaire. Les villes concernent en premier lieu les gens – les citoyens, le commerce, la vie publique. Elles ne sont pas faites pour la guerre (sauf s’il s’agit de forteresses militaires, mais alors ce ne sont plus vraiment des villes). En même temps, les villes ont longtemps été des lieux de conflits : guerres, racismes, haines religieuses, expulsions des pauvres. Et pourtant, là où les gouvernements ont historiquement répondu à ces conflits en les militarisant, les villes elles-mêmes ont plutôt eu une tendance à régler les conflits par le commerce et des activités civiques. C’est un mélange de différentes composantes et capacités dont disposent les villes, contrairement aux États.