C’est inéluctable : quelques jours, tout au plus quelques semaines après que les propriétaires des villas spacieuses à deux millions d’euros à Merl, Belair ou dans les environs de la capitale aient emménagé dans leur nouvelle maison, on voit arriver les rideaux ou les stores. Après avoir constaté que les grandes baies vitrées, voire cette entière façade en verre donnant sur la rue, c’est très bien pour avoir de la lumière en journée l’hiver, mais qu’on n’a pas pensé à l’inverse, que ce verre ouvre aussi la vue de l’extérieur vers l’intérieur, les habitants font tout leur possible pour refermer leurs maisons, pour reconquérir un peu de leur intimité avec force investissements en tissus et en technologie. « Die Transparenz richtet sich gegen die Bewohner », constate Adrien Lobe dans un récent article sur le « falsche Glanz der Transparenz », dans la Neue Zürcher Zeitung (du 9 février). Et de citer ces habitants des tours conçues par Richard Rogers dans le quartier de Neo Bankside de Londres, qui, avec l’ouverture de l’agrandissement de la Tate Modern, se trouvèrent soudain exposés au regard de tous les visiteurs qui montèrent à la plateforme touristique en haut de la tour. Ils se sentirent comme des poissons rouges dans des bocaux – un couple fit même l’expérience de découvrir ses ébats amoureux filmés et partagés sur les réseaux sociaux. Sir Nicholas
Serota, alors encore directeur de la Tate, leur recommanda simplement d’acheter des rideaux.
À la recherche de nouvelles formes pour l’architecture et de nouveaux matériaux qui permirent ces formes, au début du siècle dernier, Le Corbusier découvrit le béton et Mies van der Rohe le verre. Le béton enfanta le brutalisme et le verre symbolisa la légèreté. « Brutalism, in the public mind, became the architecture of a forgotten underclass », analyse Felix Salmon (The Guardian du 28 septembre 2016), car le béton permit de construire à bon marché et, surtout, rapidement. « And nothing exemplifies gentrification more than some new steel-and-glass-tower in the middle of a tight-knit middle-income community », continue le journaliste financier.
Au Luxembourg, cette tendance de vouloir signifier à la fois la gentrification et la transparence s’observe au jour le jour. Le dernier exemple en date et l’Infinity Tower, le projet des bureaux Arquitectonica et M3 pour l’entrée au Kirchberg, place de l’Europe, qui vient de remporter le concours lancé par le Fonds Kirchberg. Le jury en salue l’aspect de « pièce urbaine » et le fait que « le traitement vitré des façades, aussi bien de l’immeuble de bureaux que de la tour d’habitation, confère une unité retenue à l’ensemble ». Et l’architecte de vanter, sur le site Infinityluxembourg,lu : « La tour résidentielle est une lame verticale élancée. Elle émerge d’un toit de verdure plié. Sa façade aux nuances vitrées suit le mouvement du toit : elle s’enroule et se courbe tout droit vers le ciel. » Les quelques habitants profitant d’une habitation à bon marché (quinze) disposeront d’une entrée distincte des 148 logements vendus sur le marché libre. Ces tours – une pour les bureaux et une double tour pour les logements – rejoindront celles, la tour A et la tour B, qui marquent déjà actuellement l’entrée sur le quartier, des deux côtés du boulevard Kennedy, plus les tours dorées de la Cour européenne de Justice, conçues, elles, par Dominique Perrault. Alors que souvent la communication officielle se focalise sur la nouvelle verticalité de l’architecture au Luxembourg, la matérialité et cette transparence affichée sont peu discutées en public.
Pourtant, il suffit de regarder les tours de bureaux qui longent la place de l’Étoile, le boulevard d’Avranches ou les villes nouvelles de Belval, Kirchberg ou de la Cloche d’or. Toutes, sans exception, arborent fièrement des faces entières en verre. Comme si le Luxembourg tout entier avait fait sienne la nouvelle transparence affichée par le gouvernement et sa place financière. Or, le verre est loin d’être une panacée : dans ces bâtiments, les employés sont exposés en permanence comme dans un zoo. En passant dans les rues qui les longent, les automobilistes, les piétons et les utilisateurs des bus voient leurs bureaux bordéliques, leurs plantes vertes mal soignées, leurs vestes accrochées aux porte-manteaux et même les dessins de leurs enfants encadrés sur leurs tables.
En plus, l’empreinte carbone de cette architecture est loin d’être idéale. Alors que les fermes traditionnelles comme les sièges historiques des grandes sociétés (voir celui de l’Arbed, avenue de la Liberté) utilisaient le génie architectural de l’époque pour garder la chaleur en hiver et le frais en été, par de gros murs et de petites fenêtres, les bâtiments en verre font four en été et frigo en hiver. Les clients les plus riches les renforcent alors de haute technologie domotique, faisant descendre les stores de quelques dizaines, voire centaines de fenêtres au moindre rayon de soleil et les lever dès que le capteur n’est plus exposé à la même luminosité. Enfin – cela marche durant quelques semaines, puis les premiers stores lâchent, ce qui donne immédiatement un aspect de vétusté à tout l’immeuble.
Un autre aspect qui est souvent ignoré quand l’architecte propose une façade en verre, surtout pour des maisons unifamiliales, c’est que certes, le regard des habitants ne sera plus encadré, mais permettra un vue panoramique sur le voisinage. Mais le Farnsworth House de Mies van der Rohe (1951) se situait dans un magnifique parc avec de la verdure à vue d’œil. Alors que, au prix où sont les terrains au Luxembourg actuellement, les maisons luxembourgeoises n’ont souvent plus que quelques ares derrière la maison et s’implantent le long d’une rue principale devant. Le fuck the context de leur architecte les exposera 24 heures sur 24, exposition encore amplifiée durant les longues nuits hivernales par les lumières intérieures. Le voyeur Jeff Jefferies du Rear Window de Hitchcock (1954) y aurait fort à faire.