« Maintenant, repris-je, représente-toi de la façon que voici l’état de notre nature relativement à l’instruction et à l’ignorance » (traduction de Robert Baccou, Garnier Flammarion). Et suit alors l’allégorie de la caverne, dans le livre VII de la République de Platon, la demeure souterraine pour commencer, avec les ombres projetées sur le mur auquel les prisonniers (que nous sommes) font face ; elles proviennent d’objets qu’on porte à l’extérieur, mais seules les ombres ont de la réalité, parce que seules perceptibles. Jusqu’au moment où les prisonniers sont arrachés de force, traînés à l’extérieur à la lumière du soleil. C’est l’éclat, l’éblouissement, l’aveuglement, et il faut du temps aux yeux pour s’habituer à la révélation, mais pour rien au monde on ne voudrait revenir aux anciennes illusions.
Il n’est pas indispensable, bien sûr, de connaître Platon, avant d’entrer dans les salles de l’artiste belge Arnaud Eubelen au Casino. Autre caverne si l’on veut, du moins par ce qu’elle comporte elle aussi de détournement, de dépassement. Mais, il faut le dire de suite, si Platon nous donne comme terme de l’initiation, de la sortie de la caverne, le monde intelligible, et conséquemment la vérité et l’intelligence, nous en restons chez Eubelen à l’interpellation ; c’est le propre de l’art d’ailleurs, de nous laisser dans un état d’interrogation, de questionnement, tant mieux si en plus il émeut ou captive même.
Pour suivre Platon, chez Eubelen au Casino, entrez d’abord dans la salle qui est plongée dans l’obscurité, avec ses tuyaux, ses gouttières où sont accrochés des miroirs (qui renvoient une lumière venue d’ailleurs, se promenant aux murs). Là, des photographies imprimées sont collées sur d’autres petits miroirs, mats ceux-là, comme des bribes, comme des pièces d’un puzzle qu’on ne rassemblera jamais, on aura même du mal à identifier ces images, tout au plus y devinera-t-on comme des marques, des repères de quelque trajet ou promenade.
Le visiteur pourra s’y attacher, tel le prisonnier de Platon se familiariserait avec les ombres. Mais un passage, et une source de bien vive lumière attirent. Sous une tombée de (faux) lierre, on entrera pour de bon dans Unified Glare Rating, c’est le nom de l’installation, peut-on traduire par Note (ou notation) d’éblouissement unifiée : au milieu de cette deuxième salle, un poteau, tronc d’arbre planté dans un socle de béton brut, avec des tuyaux encore, du PVC ondulé, et des LED industriels, une très forte densité lumineuse. L’œuvre a été exposée récemment dans une vitrine de magasin, non loin du Casino, mais là, c’est tout autre chose, on y est confronté directement, on tourne autour, pris, submergé. De même qu’on avait auparavant subi la pénombre, c’est maintenant de puissants flux de lumière, aux limites su supportable.
Voilà une première qualité de cette expérience à laquelle nous soumet Arnaud Eubelen : le dépassement, et il s’agit d’emblée de dérèglement sensoriel. L’esprit suit, rien que par le détournement que l’artiste, designer industriel de formation, opère des matériaux banals, matériaux de construction, qu’il emploie. Dans un subtil et passionnant face à face, de nature, vraie ou fausse, d’art, toujours poignant, et d’industrie donc. Le visiteur, lui, y est partie prenante sans cesse, voyage à travers des ambiances opposées, Eubelen nous fait vivre sa pratique, dans des scénographies qui tiennent elles-mêmes du dialogue, y invitent, non, y poussent ou forcent même. On a vu qu’il fallait faire déjà de même avec le prisonnier de Platon.
Notre interrogation porte très vite sur le monde qui nous entoure. Les photographies, on s’y engageait et laissait vaguer l’imagination. Quant au poteau, source de lumière, comment l’interpréter. Ersatz de soleil platonicien, ou avatar de lampadaire d’aire d’autoroute, voire de tour, de phare de cour de prison. On voit l’étendue du choix. Et aujourd’hui, il ne serait pas faux non plus, la lumière en moins, de le voir comme un exemple des antennes 5G, pylônes qui vont peu à peu transformer les toits de nos villes en forêts technologiques.
On en conclut, le travail d’Arnaud Eubelen n’arrête pas de nous interpeller. Il le fait à sa façon, avec de belles trouvailles plastiques. Et rien ne nous interdit de refaire le tour des salles, cette fois en sens inverse. Replonger pour finir dans le clair-obscur, dans une sorte de demi-jour, sur une note de nostalgie, de mélancolie.