Cinq ans plus tard. On se rappelle peut-être l’exposition d’André-Pierre Arnal, chez Bernard Ceysson, c’était alors rue Wiltheim. Aujourd’hui, au Wandhaff, l’ampleur du lieu de Ceysson & Bénétière permet ce qui s’apparente à une véritable rétrospective de cet artiste qui a été de la bande de Supports/Surfaces, dès sa création en 1968. Et grâce à notre galeriste, on en a vu défiler ces dernières années un certain nombre des membres, parmi la douzaine, à Luxembourg où à l’époque la modernité se réduisait toujours à l’École de Paris. À une abstraction, de préférence lyrique, plutôt que géométrique, une œuvre d’art faite d’harmonie, promesse de délectation. Alors que ces nouveaux iconoclastes s’en prirent justement à cette optique, décomposant l’œuvre, et dans une visée matérialiste, mettant à nu ses constituants, ses éléments, châssis, cadre, toile, couleur.
Une cinquantaine, une soixantaine d’années se déplient (on verra, c’est le cas de le dire pour de vrai), se déploient (souvent dans une opulence coloriée) sur les murs généreux des espaces (jusqu’au 30 janvier prochain). Les œuvres les plus anciennes datent des années 1960, sur toile, sur papier, cela s’appelle alors Froissages, avec un mouvement léger, peu de relief, qui anime le support, comme quand le vent fait bouger la surface de l’eau, à moins de penser à des draps au sortir du lit le matin.
On sait que les adeptes de Supports/Surfaces ont privilégié le processus de création, l’ont voulu inscrit dans l’œuvre même, intégré à la toile affranchie du reste, libre et flottante. C’est le « Prozesscharakter des Werkes » dont parle Adorno pour la modernité, insistant sur l’opposition du Sein et du Werdendes ; l’œuvre aussi comme « lebendige Erfahrung », et alors nous ne sommes plus seulement du côté de la création, nous voici passés à la réception. Plus modestement, dans son texte de l’invitation, au verso de la reproduction d’un Froissage, de 1969, peinture en bombe, couleur allant sur le beige jaune, avec ses parties d’ombre, Bernard Collet évoque « un agir qui s’exprime avec assez d’humilité pour ne pas croire que le matériau pourrait être soumis… »
À chaque fois, devant l’œuvre, tout se passe comme si l’on suivait l’artiste dans ses opérations, froissant la toile, la pliant et la dépliant. Avant, il y avait eu sa prédilection du monotype, et son procédé là encore d’imprimer, de reporter une peinture par pression sur du papier ; au bout, un exemplaire unique. Mais le geste d’André-Pierre Arnal peut se faire autre, plus vif, plus expressif, radical ou violent. Des œuvres, dans les décennies suivantes, témoigneront d’arrachages, porteront dans leur chair des déchirures. À quoi il faudra ajouter d’autres mouvements des mains, des bras, et André-Pierre Arnal, comme pour se divertir des pliages, de se mettre à fragmenter, ficeler, frotter.
C’est toutes ces actions, tous ces actes dont l’exposition nous fait découvrir les résultats, mieux, elle nous y fait donc assister en quelque sorte, les renouvelle sous nos yeux (à défaut des doigts), avec ce qui se joue sur les papiers, les tissus, les toiles. Pour citer encore Bernard Collet, il commence son texte en écrivant qu’André-Pierre Arnal ouvre, lui, les yeux, depuis l’enfance, sur le théâtre du monde ; à nous de les ouvrir à sa suite, de même sur le théâtre de la peinture.
Et il se passe des choses, dans la picturalité d’André-Pierre Arnal, dans son univers. Cela va d’un agencement quasi baroque à une réduction formelle extrême, du désordre à l’ordre, du chaos à la rigueur ; de même pour la couleur, d’une explosion (ce qui dit ensemble le bariolage, son éclat, et le morcellement, l’éclatement) à la plus grande retenue. À tels endroits, les œuvres sont comme parcourues par le souffle de la nature, s’apparentent à des paysages où il fait bon s’aventurer, s’enfoncer, des forêts de préférence, des sous-bois ; ailleurs, tout est soumis à la plus pure géométrie, ses formes nettes, indiscutables. On l’aura deviné, André-Pierre Arnal travaille par séries, et le visiteur du Wandhaff, dans son propre parcours, au fil des étapes, des années et d’une quarantaine d’œuvres, souvent de grande taille, n’aura pas de mal à saisir dans cet œuvre le dessein initial et ses variations multiples, son éclosion, son épanouissement.