Adieu, vieux monde lourd et poussiéreux. Tout s’évapore et monte vers le nuage, entité insaisissable aux contours flous. Fin novembre ou début décembre, la Chambre des députés votera le projet de loi sur l’archivage électronique et introduira un nouveau métier : le prestataire de services de dématérialisation et de conservation (PSDC). Or, comme « cloud », le terme novlangue de « dématérialisation » est un abus de langage. Des centres de données aux câbles sous-marins, en passant par les autoroutes de l’information, la partie visible (l’interface) cache une macrostructure bien matérielle, dont la gestion soulève des questions qui sont autant techniques que politiques. La dématérialisation n’existe donc pas, sauf comme pensée magique. Or, le marché de la dématérialisation, qui, lui, existe bel et bien, pourrait devenir très profitable.
Raymond Faber, chargé de direction du commerce électronique et de la sécurité informatique au ministère de l’Économie, pense suivre le sens de l’histoire et du progrès. « À la longue, dit-il, le papier disparaîtra ». Et d’évoquer les économies à réaliser : « Des centaines de milliers de documents sur un serveur : une entreprise qui construira son siège aura besoin d’un étage en moins ». Le projet de loi sur l’archivage électronique veut accélérer la venue du « paperless office ». Annoncé depuis les années 1970, ce bureau du futur tarde à se concrétiser. Ainsi, chez Labgroup, une firme privée d’archivage qui entretient sept dépôts d’archivage privé au Luxembourg, on dit enregistrer une hausse continue des volumes de papier entreposés, tandis que la firme de déménagement Streff s’apprête à construire son quatrième hangar où s’entassent les conteneurs remplis de documents.
La dématérialisation ne serait pas une « nouvelle niche », mais uniquement « une pièce du puzzle », explique Raymond Faber. Le but central est moins de vider la corbeille que de remplir la vingtaine de centres de traitements (data centers) du Grand-Duché. Au ministère, on espère la venue de multinationales, désireuses de centraliser leurs archives dans ces bunkers climatisés et hyper-sécurisés. Si l’industrie du papier ronge la forêt, les data centers, très friands d’électricité, font tourner les centrales nucléaires et, à l’inverse du papier, les bytes ne dorment jamais.
Ce que les apologètes de la dématérialisation passent sous silence, ce sont les coûts sur le long terme des solutions qu’ils offrent. Ceux-ci se révèlent imprévisibles et incalculables. Le terme d’« archivage électronique » réunit deux temporalités divergentes. Si un fonds d’archive est souvent conçu pour durer des siècles, il faut à peu près une demi-décade pour que le matériel informatique devienne obsolète. Et si la plupart des données des entreprises (fiches de paie, impôts sur les sociétés, déclaration TVA) doivent uniquement être préservées pour une durée légale de dix ans, d’autres documents, comme les assurances-vie, un produit-phare de la place financière, sont stockés sur des décennies. À la question comment elle envisage la question des supports électroniques sur le long terme, Edith Magyarics, directrice générale de Victor Buck Services, répond : « Il y a une évolution des besoins et solutions constante. Une projection sur trente ans est illusoire. »
La loi sur l’archivage électronique s’appliquera dans un premier temps aux actes juridiques signés entre des parties privées. Mais, prévient le rapporteur du projet de loi Franz Fayot (LSAP), l’archivage électronique devrait être rapidement étendu aux documents publics. Un acte de naissance digital pourrait donc prochainement avoir la même valeur que son jumeau analogue. Comme la durée de vie d’un État se mesure en siècles, la conservation de sa mémoire pourrait passer par un nombre imprévisible de migrations, de conversions et d’updates.
Le papier reste le support avec la durée de vie la plus élevée (ce que le temps a prouvé), suivi du microfilm, dont la durée de vie est estimée à un demi-millénaire (ce qui reste à prouver). Vous avez enregistré un document sur un support digital en 1994 ? À supposer que vous trouviez un antique ordinateur qui dispose d’un lecteur de disquette floppy, encore faudra-t-il qu’il puisse ouvrir le format sur lequel le texte a été enregistré. Ainsi, les fonctionnaires utilisaient-ils encore au début des années 1990 Epistole PC, un traitement de texte développé par la firme luxembourgeois Silis sàrl et devenu tellement désuet, que sur Google on n’en trouve plus aucune référence. Aujourd’hui, les ministères luxembourgeois travaillent sur Microsoft Office, alors que les administrations française et italienne tentent de prendre le virage vers des logiciels open source, qui seront faciles à reconstruire d’ici quelques décennies.
Pour l’enfant prodige de l’ICT luxembourgeois, Xavier Buck, les supports de stockage devraient rester relativement stables sur les prochaines décennies : « Nous sommes arrivés dans le cloud, et on ne peut aller plus haut que le ciel ». Selon Jean Racine, directeur du business development chez Labgroup le problème se pose surtout pour les signatures électroniques. Plus le temps passe et plus les ordinateurs deviennent puissants, plus les anciens algorithmes s’affaiblissent. Et avec eux, la valeur juridique de l’archive électronique.
Le projet de loi a été coécrit avec certains acteurs du secteur informatique et financier et adapté sur mesure à leurs besoins. Il établit l’équivalence entre copie digitale et orignal imprimé. Le message envoyé aux entreprises est : « N’ayez pas peur ; jetez au déchiqueteur vos papiers et devenez de pure players digitaux ! » C’est une première européenne. Actuellement, si deux personnes signent un contrat et se retrouvent, un jour, devant le juge avec deux versions différentes, la partie brandissant une copie digitale tiendra de mauvaises cartes face à son adversaire muni de l’original analogue. Au détenteur de la copie de prouver que son document numérique est authentique. À partir de l’année prochaine, la preuve de la charge sera renversée : À la contrepartie de démontrer que le PDF est un faux. Un fichier électronique sera donc présumé équivalent à l’original. Mais attention, toutes les copies ne se valent pas. Pour que la copie numérique ait sa pleine valeur juridique, il faudra qu’elle ait été créée et archivée par un dématérialisateur PSDC dûment reconnu par un certificateur privé, qui, lui, devra être accrédité par l’Ilnas (acronyme pour : Institut luxembourgeois de la normalisation, de l’accréditation, de la sécurité et qualité des produits et services).
En introduisant la « présomption d’équivalence », le Luxembourg pousse un plus loin les limites du numérique au sein de l’Union européenne. Pour trouver une norme technique, le CRP Henri Tudor a répertorié les normes et législations du monde entier sans trouver de précédent. Aux administrations luxembourgeoises, quelque peu surprises de se retrouver seules à l’avant-garde de la numérisation, de concocter de différentes parts une norme. Celle-ci a pris la forme d’un règlement technique de 105 pages spécifiant les règles de l’art du scanning, de l’archivage et de la destruction de documents digitaux. Élaborée par l’Ilnas, la norme doit être « technologiquement neutre » et ne peut donner trop de spécificités quant aux supports et instruments utilisés. Or, la grande inconnue reste comment les juges des autres pays trancheront en cas de différend. Un juge allemand ou français acceptera-t-il la preuve sous forme de PDF ? En attendant qu’une jurisprudence se cristallise, aucune certitude. Le ministère de l’Économie espère que son système soit repris lors d’une harmonisation européenne à venir, et ainsi gagner en sécurité juridique ce qu’il perdra éventuellement en avantage compétitif. « Le Luxembourg doit se positionner dans le haut de gamme et prendre beaucoup de précautions, estime Cyril Pierre-Beausse, avocat spécialisé dans l’informatique. Qu’un dématérialisateur accrédité par Ilnas produise un faux ou perde un original, et le jeune secteur de l’archivage électronique risquera de ne pas s’en remettre. « Ce ne serait pas bien, résume Jean-Marc Reiff, directeur de l’Ilnas, mais alors pas bien du tout ! Le Luxembourg devra se faire un nom, et les autres suivront de près ce que nous ferons. » Pour se prémunir contre un tel scénario, son institut embauchera trois informaticiens en carrière supérieure pour vérifier que les copies made in Luxembourg soient produites et archivées comme il faut. Les normes sont tellement lourdes à mettre en place, que l’activité de dématérialisateur se concentrera entre les mains de quelques acteurs économiques qui disposent de la puissance de feu nécessaire. Les organismes publics et entreprises privées, forcés de faire appel à leurs services, perdront – du moins en partie – le contrôle immédiat sur leurs archives et sur leur mémoire.
Pour la majorité des banques, l’investissement pour se faire accréditer PSDC ne vaudra pas le coup. Elles devront outsourcer leur archivage électronique, confirmant ainsi une tendance plus générale sur la place financière, qui a vu l’emploi dans les banques se rétrécir au bénéfice de petites et moyennes sociétés de PSF (lisez : professionnels du secteur financier). Les banques auront à en supporter les quinze (et bientôt 17) pour cent de TVA. (Parmi les grandes banques qui ont la masse critique pour pouvoir porter la coûteuse mise en conformité avec les critères de l’Ilnas, aucune n’a souhaité communiquer sur le sujet, estimant la question prématurée.)
Jean-Marie Reiff, le directeur de l’Ilnas, dit avoir été contacté par une demi-douzaine d’entreprises intéressées à obtenir le statut de PSDC, « dont deux à trois chez lesquelles la réflexion était déjà plus avancée ». Jusqu’ici, à part Labgroup (qui emploie 67 personnes), seul Victor Buck Services, qui appartient au groupe Post, s’est publiquement positionné sur le créneau de la dématérialisation et de l’archivage électroniques et emploie six informaticiens dans la dématérialisation et dix dans l’archivage. À en croire sa directrice générale Edith Magyarics, le secteur financier serait très demandeur, tenté par l’accessibilité des données. D’autres acteurs de l’archivage, comme Streff (qui emploie 22 personnes dans cette filière d’activité), ne demanderont pas le statut de PSDC.
Ce qui différencie les archivistes privés de leurs collègues dans le secteur public, c’est que les premiers sont autant des spécialistes de la destruction que de la conservation. Chez Labgroup et Steffen, un déchiqueteur énorme qui produit du confetti (deux sur quatre millimètres), une activité en pleine croissance, à en croire Jean Racine. « La première vague de destruction massive a commencé il y a deux, trois ans », se rappelle-t-il. L’annihilation de données électroniques est beaucoup moins évidente et la question embarrasse déjà les futurs PSDC. Le règlement technique de l’Ilnas, par souci de neutralité technologique, ne prescrit pas de méthode de destruction spécifique. Or, pour effacer la moindre trace de rémanence magnétique, la seule méthode actuellement connue reste la destruction physique du serveur. Réduire en un tas de ferraille le précieux matériel informatique high-tech, pas exactement une solution financièrement viable. Et encore faudra-t-il ne pas louper un back-up oublié ou une mémoire-cache dispersée.
Les entreprises n’ont pas pour habitude de verser leurs archives à des institutions publiques de recherche ou de conservation. Une des seules exceptions fut l’Arbed, qui, après de longues discussions, consentit à verser une partie de ses fonds (celle qui va jusque dans les années 1960) aux Archives nationales. Du côté de son successeur monolithique, la place financière, pas question de partager l’information. Face à la hantise de ne pas être compliant, la solution (de facilité) passe par le déchiqueteur. Or, sans sources, pas d’histoire. Il est donc concevable que l’histoire (non officielle et non autorisée) de la place financière ne sera jamais écrite ; et que, malgré les nouvelles possibilités scientifiques ouverts par big data, on n’en saura pas plus sur le présumé « dentiste belge » dans un siècle qu’aujourd’hui. Interrogé sur la valeur historique de ces documents, qui, après leur durée de conservation légale, finissent déchiquetés, Marc Hemmerling, vice-président de l’ABBL, répond, quelque peu surpris par la question : « Je suppose que l’histoire devra être écrite à partir des statistiques officielles du CSSF et de la BCL. »
Si, sur le long terme, les supports informatiques s’avèrent un misérable format de sauvegarde, au quotidien, ils fournissent un très bon outil de recherche. À entendre les professionnels de la dématérialisation, le vote de la loi constituerait une année zéro. Se constitueront ainsi peu à peu les premiers maillons d’« une chaîne de traitement intégralement numérique », selon Xavier Lisoir, consultant IT chez PWC. Les documents naîtront en numérique (born digital) pour atterrir, par petits bouts et munis de mots-clés, sur les serveurs. Pendant leur cycle de vie, ces fichiers n’auront jamais accouché de papier. Le futur tel que l’esquisse Lisoir, est celui d’un monde hautement standardisé : « Si les clients utilisent les mêmes standards sémantiques, des machines très fortes peuvent faire énormément de choses. Il y aura moyen d’automatiser une grande partie des traitements. Les experts humains ne s’occuperont plus que des exceptions. » Ce modèle « d’après-demain », que prépare la dématérialisation, aurait « un coût social énorme », qu’il compare à l’invention du métier à tisser automatisé.
Pour l’instant, ni les Big Four, ni les avocats spécialisés, ni même les futurs PSDC ne semblent s’attendre à un raz-de-marée au lendemain du vote sur l’archivage électronique. Il paraît ainsi très peu probable que les sociétés se mettent à digitaliser rétroactivement l’ensemble de leurs archives physiques pour gagner de la place. Car, financièrement, le coût d’une telle opération sera énorme. Si le big data fait saliver, encore faut-il que les documents soient pourvus de métadonnées : qui a écrit quoi à qui et quand. Comme l’explique Andreas Fickers, professeur en digital humanities à l’Uni.lu : « Surtout face à une grande masse de documents, le défi est celui du repérage des données. Sans mots clés, les données ne sont pas trouvables. La croyance que, parce que des documents sont digitalisés, on puisse automatiquement les analyser est très naïve et certainement fausse ».
D’autant plus que la plupart des archives sont des écuries d’Augias. Dans l’organigramme des entreprises et des banques, l’envoi aux archives équivaut souvent à une mise au placard : l’archiviste improvisé tente tant bien que mal à gérer le chaos (et sa rancune). Après des décennies de délaissement, établir a posteriori une typologie et déterminer la valeur juridique de chaque document sera un travail herculéen. Qui ne pourra être que partiellement automatisé. Il faudra ouvrir chaque dossier, enlever les agrafes, ôter les feuilles de leurs fardes en plastique et les catégoriser une à une, de préférence à l’aide d’un juriste qui retrouve les trois à quinze pour cent (selon la branche d’activité) de documents à valeur juridique et qui valent la peine d’être spécialement certifiés par un PSDC. Bon courage !