Pour un secteur qu’on disait moribond ou même crépusculaire, l’industrie et son développement continuent de dominer les débats politiques en vue des élections législatives d’octobre. Différentes annonces de projets d’investissements de grande envergure ont été relayées par la presse et ceci de façon continue. Knauf, Fage et Google sont entrés dans le langage courant et ne cessent d’animer le débat public. Les politiques se déchirent sur la question de savoir le(s)quel(s) de ces projets correspondraient le mieux à notre pays en tenant compte bien-sûr de notre « business plan national », le rapport Rifkin.
Voyons d’abord le côté positif des choses : les dernières années marquent le retour de l’industrie. Investissements records, création d’emplois de qualité, regain de la recherche privée, digitalisation des processus de production et imbrication croissante de produits physiques et de services. Aujourd’hui, industrie et services ne sont plus simplement complémentaires mais inextricablement liés. Ceci rend d’ailleurs l’exercice de rendre visible la part de l’activité industrielle exprimée en parts du PIB pour le moins périlleux.
En écoutant attentivement le discours politique sur ces sujets de première importance, je suis au regret de constater que le grand rendez-vous démocratique du 14 octobre a quelque peu refroidi les ardeurs industrielles de nos représentants. Certains avancent des secteurs de développement prioritaires qui n’en sont pas, comme l’économie circulaire. D’autres s’évertuent à utiliser la théorie des « clusters » afin de justifier une politique sélective (arbitraire) de développement du tissu industriel et technologique. Et finalement nous trouvons les chantres de l’économie de proximité qui me rappellent une place de marché au Moyen-Âge. Le débat est particulièrement réducteur et possède une constante propre à la majorité des grands partis : le message subliminal est anti-industriel. Il est destiné à rassurer une majorité d’électeurs vivant dans le confort et la sécurité – annuellement améliorés de façon significative – de secteurs protégés très éloignés des usines.
Essayons de mettre un peu d’ordre dans tout ça. Non, l’économie circulaire n’est pas un synonyme pour une politique industrielle digne de ce nom. Les principes de l’économie circulaires sont appliqués par l’industrie depuis plus de 150 ans. La récupération des gaz des hauts-fourneaux pour produire de l’électricité n’est qu’un exemple parmi d’autres.
Non, une politique industrielle pour le Luxembourg basée sur la théorie des « clusters » ne peut pas fonctionner, ni le tissu industriel sur notre territoire être morcelé en clusters. Les industries de l’acier, du pneu, du verre, de la batterie, de la chimie, des composants automobiles, du satellite ou du software, appuyées par les services comme les infrastructures informatiques (centres de données, connectivité, cybersecurité, 5G), la logistique, les métiers du droit, de la fiscalité et de l’audit, ne sont pas des concurrents. Ils n’ont pas de clients communs. Le seul « cluster » que Michael Porter, le père de la théorie, reconnaitrait comme tel au Luxembourg est celui des fonds d’investissement construit sur la réglementation européenne Ucits et AIFM. Refuser un investissement industriel sur la base qu’un tel acteur n’existe pas encore à Luxembourg équivaut à nier le développement et la nature propre de l’industrie dans ce pays. À l’opposé, calquer la démarche de prospection nationale en fonction du tissu industriel et technologique existant est tout aussi faux.
Je conçois tout à fait que nous puissions refuser des investissements industriels à cause de limites de terrains, d’un manque de ressources ou d’un impact nocif et intolérable sur l’environnement et la qualité de vie des personnes vivant en proximité d’une telle usine. Ces sont des arbitrages connus qui doivent être résolus en bonne intelligence. De préférence, ils seraient à éviter dans une année électorale. Mais ces arbitrages ne doivent en aucun cas remettre en cause la nécessité d’un développement industriel continu et absolument nécessaire.
Le prochain gouvernement devra se doter d’une politique industrielle qui s’inscrira dans la lignée du travail accompli par nos ministres de l’Économie au cours des trente dernières années. Le dernier en date n’a d’ailleurs pas démérité. Différents problèmes immédiats se posent. Le stock de terrains immédiatement disponibles pour l’industrie est très limité (trente hectares). C’est une première priorité pour le prochain gouvernement. Les ressources qualifiées manquent également. Ceci constitue le premier souci des responsables au sein des différentes industries que la Fedil représente.
On pourrait également citer le domaine de la fiscalité où de nouveaux instruments ou incitants doivent être mis en place pour répondre à une tendance forte – le capitalisme se développe de plus en plus avec des investissements dans des personnes (software) et en moindre mesure dans des machines (hardware).
Mais quel est le véritable levier pour que notre pays puisse pleinement tirer profit des opportunités colossales dans le domaine des technologies ? L’histoire de notre pays est particulièrement instructive pour répondre à cette question. Nous vivons aujourd’hui exactement le même moment historique que nos ancêtres en 1850. 2018 et 1850 sont des dates qui s’inscrivent dans des périodes où la science et la technologie déclenchent des évolutions économiques considérables. À la différence près qu’en 1850, la plupart des élites économiques de notre pays étaient ingénieurs. À partir de 1850 et jusqu’en 1950, les Metz, Tudor, Muller, Mayrisch, Wurth, Laval, Ackermann, Schmitz et Lanners étaient à l’origine d’entreprises industrielles dont la grande majorité sont encore en activité aujourd’hui. Ils étaient ingénieurs, physiciens, chimistes. Le monde leur appartenait car ce monde sera dominé par la science et la technologie.
À partir des années 1960, le Luxembourg prendra résolument un autre chemin. Face au déclin de la sidérurgie, la place financière sera édifiée en prochain pilier de notre économie. Le succès fut éclatant. Mais ce succès a un prix et ce prix n’est pas celui qu’on relève d’habitude à savoir le haut degré d’exposition de notre économie à ce secteur. Le secteur financier est très diversifié et en perpétuelle mutation. Le problème est un autre et il est beaucoup plus compliqué à résoudre et pernicieux dans ses conséquences à long terme. Pourtant, l’équation est assez simple.
Le développement de la place financière au sens large, en y incluant le régulateur et les métiers annexes, a inspiré des milliers de jeunes dans ce pays à poursuivre des études d’économie et de droit. En 2018, 25 595 étudiants résidents et non-résidents à Luxembourg sont inscrits dans des universités en Europe. 6 800 poursuivent un cycle de type économie/management. 1 900 sont inscrits dans des facultés de droit (1 200 font des études de psychologie…). À l’opposé, 450 se vouent à des études de mathématiques, oui 450 ! Je vous épargne le chiffre pour les chimistes et les physiciens. Bref, nous sommes le dernier de la classe en Europe par rapport à un échantillon de mille jeunes possédant un diplôme scientifique.
Les pouvoirs politiques devront prendre conscience de ce problème et œuvrer à rééquilibrer ces chiffes. Nous ne trouverons ni les professeurs qui pourront éveiller le goût des sciences chez les jeunes, ni les chercheurs pour nos instituts de recherche, ni les informaticiens, les ingénieurs ou chimistes qui créeront les entreprises de demain si nous n’arrivons pas inverser ces chiffes. Ainsi, les solutions industrielles nécessaires pour réussir la transition énergétique, que nous souhaitons tous, a besoin de chimistes. Le système d’éducation luxembourgeois produit encore trop de jeunes ne possédant pas les connaissances qui leur permettront de pleinement profiter des opportunités du futur. L’enjeu est de taille et nécessite une prise de conscience de toutes les parties prenantes de notre société ; parents, enfants, éducateurs, professeurs, société civile et entreprises.
Des premiers signes porteurs d’espoir sont visibles. Je citerai comme exemple d’initiatives positives, le développement continu du Science Center ou de la Luxembourg Tech School. La nouvelle section informatique introduite dans certains lycées est un pas important. Les « Engineering Days » connaissent un succès grandissant. Les industriels ont pris conscience que nous devons faire des efforts considérables pour attirer les jeunes vers ces métiers. Le programme de sensibilisation destiné aux écoles, « Hello Future » lancé en 2016 et porté par la Fedil et ses partenaires comme le ministère de l’Éducation, la Chambre de Commerce et Luxinnovation, constitue notre contribution à cette prise de conscience.
Ceci présuppose aussi un discours positif de notre part sur l’évolution de nos industries pour rassurer les parents qui orientent souvent les choix d’études de leurs enfants. Nous nous y employons. Si nous arrivons tous ensemble à orienter plus de jeunes vers les métiers techniques et les études scientifiques, le développement industriel et technologique se fera tout naturellement. L’Histoire récente en est la parfaite illustration.
Ce processus long d’orientation et d’inversion des cursus universitaires en faveur de la science devra être accompagné par un effort commun et continu visant à attirer des talents dans notre pays en leur offrant un cadre attractif qui les incitera à choisir notre territoire plutôt qu’un autre.
En conclusion, notre politique industrielle devra prendra en compte les limites actuelles de l’Europe tout en tirant profit des « best practices » développées par la Commission. Le projet du high performance computer est un cas d’école. Mais ces limites européennes exigent une politique industrielle volontariste au niveau national. Cette politique devra faire preuve de courage et bien dissocier les initiatives à court, moyen et long terme. Les données, la recherche, l’innovation, la transition énergétique et l’éducation (initiale et continue) en seront les piliers. Tout ceci nous permettra à offrir des réelles opportunités aux nouvelles générations. Car le XXIe siècle sera le siècle de l’hyper industrialisation.
Une approche moins naïve
La construction européenne trouve son origine dans l’industrie. Si les deux premières pierres angulaires auront été le charbon et l’acier, force est de constater qu’au cours des dernières décennies la Commission européenne s’est avant tout concentrée sur la politique de la concurrence en négligeant la politique industrielle et son corollaire, le marché européen de l’énergie. Depuis la crise financière et les déséquilibres macroéconomiques de la zone euro, l’exécutif européen a recommencé à articuler les principes d’une politique industrielle ambitieuse.
Or l’Europe ne s’est pas encore dotée des moyens qui lui permettraient de poursuivre cette trajectoire ambitieuse. Ceci est hélas doublement important pusique les Chinois et Américains ont tout à fait assimilé la nouvelle donne qui est de ne pas considérer l’informatique au sens large comme un stade de développement économique plus avancé que l’industrie manufacturière, mais de faire de l’économie des données et de la connectivité le socle qui portera la réindustrialisation de leurs régions.
Les États-Unis et la Chine s’appuient aussi sur une approche moins naïve de la question de l’environnement. Loin de moi la pensée de cautionner la décision de l’administration Trump de dénoncer les accords de la COP21 à Paris. Mais il est évident à mes yeux que la question climatique ne pourra être résolue qu’au niveau mondial. Si l’Europe atteindrait les objectifs fixés pour 2030, elle ne représenterait plus que cinq pour cent des émissions mondiales de CO2. Être le premier de la classe, c’est louable. Or, si tous les autres élèves ont déserté la classe, l’Europe aura beau être le premier en termes de réduction de CO2, le continent aura perdu la plus grande partie de sa base industrielle.
Sauf si l’Europe arrive à stimuler sur son territoire des activités de recherche et des investissements importants permettant aux industries de franchir des barrières technologiques infranchissables à ce jour pour devenir totalement « green ». D’ailleurs cette question divise l’Europe aujourd’hui entre l’Ouest et le Nord et l’Est et le Sud. Ce sont exactement les mêmes clivages que ceux qui nous opposent sur la question migratoire. nb