Comme une lame de fond : trois « outils » de l’arsenal de la place financière pour attirer durablement des capitaux que sont les réductions d’impôt sur la fortune, les sociétés de patrimoine familial et les fonds d’investissement spécialisés (lire en page 15) devront subir des retouches pour s’adapter à l’environnement réglementaire européen. D’abord vécus comme des contraintes anéantissant petit à petit les dernières « niches » de souveraineté financière du Luxembourg, les changements requis peuvent se transformer en opportunités de développement des affaires. C’est sans doute ça, le pragmatisme luxembourgeois qui tient lieu de bouffée d’oxygène pour l’économie.
L’inventeur italien du mocassin à picot pourrait bien donner un coup de boutoir au mécanisme des réductions d’impôt sur la fortune, mis en place en 2001, en partie pour séduire les groupes internationaux à implanter leurs maisons-mères au grand-duché à travers des « coins » fiscaux.
L’homme d’affaires avait constitué une société de participation financière au Luxembourg en 2000, laquelle détenait plus de 50 pour cent des actions de la société « historique » italienne et 100 pour cent du capital d’une structure intermédiaire en Irlande. Orchestrée par une grosse fiduciaire de la place, une importante capitalisation intervient à l’été 2005 dans l’entité luxembourgeoise accompagnée entre autres de transferts de fonds entre les filiales, d’un prêt sans intérêt destiné à payer un dividende intérimaire à la société-mère. Par ailleurs, les réserves constituées antérieurement sont basculées du Luxembourg en Italie, suite à une relocalisation dans la péninsule du holding de tête du groupe.
Survient l’heure de la déclaration d’impôts : la société sollicite au titre de son bulletin pour 2004 une réduction de l’impôt sur la fortune sur la base de l’article 8a LIF (loi sur l’impôt sur la fortune). Ayant constitué dans son bilan une réserve spéciale non distribuable correspondant, comme la réglementation le prévoit, à cinq fois le montant de l’impôt dû pour les années 2004 et 2005, la société luxembourgeoise avait droit au tarif réduit. Elle en demande également le bénéfice pour 2005, mais essuie un refus de la part du bureau d’imposition qui entend lui faire payer l’impôt sur la fortune à « plein pot ». La réduction d’impôt, soutiennent d’abord les autorités, à payer par une société de capitaux n’est pas un droit, mais une faveur accordée par le législateur au contribuable qui en bénéficie sur demande expresse et sous condition : l’une de ses conditions étant de détenir la réserve au bilan pendant cinq ans. Or, pour l’administration, la réserve a été distribuée avant l’expiration de la période quinquennale.
Et de poser aussi comme condition préalable à l’octroi des faveurs du fisc l’assujetissement obligatoire du contribuable à l’impôt sur la fortune pendant les cinq ans suivant la constitution des réserves. Aussi, le déménagement de la société du Luxembourg en Italie en 2006 a-t-il mis à néant les réductions rétroactivement pour les années 2004, 2005 et 2006. Pour y avoir droit, la Soparfi aurait dû rester domiciliée au grand-duché jusqu’au 1er janvier 2011. D’autant que l’impôt sur la fortune n’a pas d’équivalent en Italie, où il a été aboli en 1992.
L’homme d’affaires italien conteste d’abord ses bulletins devant le directeur de l’Administration des contribution, qui reste inflexible, puis devant le tribunal administratif. Dans la procédure contentieuse administrative, l’argument du gouvernement a été de soutenir qu’un contribuable sollicitant la réduction d’impôts sur la fortune doit non seulement être établi sur le territoire national au moment de constituer la réserve mais qu’il doit aussi l’être pendant toute la durée du maintien de la réserve, soit pendant les cinq années d’imposition suivantes. Au risque sinon de faire passer l’État luxembourgeois pour un sponsor du tourisme fiscal en subventionnant à fonds perdus des groupes hors du Luxembourg.
C’est précisément le travers que les autorités avaient voulu éviter en instaurant la condition des cinq ans. De plus, l’idée à l’origine des réductions de l’impôt sur la fortune visait à attirer les sociétés de capitaux au Luxembourg – et y apporter de la richesse – et pas de les en faire déménager en emportant le magot. Les mêmes considérations avaient pointé leur nez lorsqu’il avait fallu, après un arbitrage de la Cour de justice européenne au début des années 2000, abolir le dispositif de la loi Rau, qui, s’il avait été maintenu intact, aurait signifié le financement d’actions de sociétés européennes par les contribuables luxembourgeois.
La question est maintenant de savoir si l’interprétation que les autorités luxembourgeoises font de la loi sur l’impôt sur la fortune est compatible avec le droit de l’Union européenne sur la liberté d’établissement, les restrictions à cette liberté étant interdites par l’article 49 du traité de fonctionnement de l’UE.
« Il résulte de cette disposition que toute restriction à la liberté d’établissement est susceptible d’être incompatible avec le droit de l’Union européenne », indique le jugement du tribunal administratif du 13 juillet dernier, en rappelant que le transfert du siège d’une société d’un État membre vers l’autre « constitue un moyen d’exercer la liberté d’établissement ». « Une telle disposition, souligne encore le tribunal administratif, est susceptible de rendre moins attrayant l’établissement des sociétés résidentes dans un autre État membre, de sorte à constituer une restriction à la liberté d’établissement ».
Le gouvernement luxembourgeois avait de bonnes raisons d’imposer des limites à l’octroi de ce rabais fiscal. Comme l’a indiqué le représentant du gouvernement dans la procédure, le législateur avait cherché ainsi à garantir que la réserve constituée, une fois libérée au bout de cinq ans, soit réinvestie au Luxembourg pour générer d’autres revenus imposables. Mais est-ce là une raison impérieuse autorisant les enfreintes à la liberté ? La jurisprudence de la Cour de justice européenne a déjà tranché sur ce point : la nécessite de prévenir une réduction des recettes fiscales nationales ne figure pas parmi les raisons impérieuses d’intérêt général susceptible de justifier une restriction à la liberté instituée par le Traité de l’UE. Alors que dire du souci invoqué par le Luxembourg de vouloir majorer des recettes [-]fiscales ?
Le cas de cette société italienne peut paraître marginal, l’examen que fera la Cour de justice européenne de conformité de la législation luxembourgeoise sur l’impôt sur la fortune pourrait avoir un impact bien plus général sur l’utilité de maintenir l’impôt sur la fortune des collectivités, alors même que de nombreux pays européens, engagés dans la compétition du moins disant fiscal, l’ont supprimé depuis belle lurette.