La publication des « Panama Papers » en 2016 et des « Paradise Papers » en 2017 a jeté un éclairage cru sur l’univers des paradis fiscaux. Avant même la divulgation de ces documents, leur rôle dans l’économie mondiale avait été abondamment décrit, mais surtout sous l’angle politique, économique et social. Leur impact écologique, sous la forme notamment de leur soutien à des activités économiques potentiellement préjudiciables à l’environnement, a jusqu’à présent été largement ignoré. En tout cas dans le monde universitaire, car des articles de presse ont déjà été écrits sur ce thème, comme par exemple sur les liens entre la destruction de la forêt tropicale en Indonésie et les sociétés d’huile de palme opérant par le biais des îles Vierges britanniques, et sur les sociétés-écrans impliquées dans la surexploitation des diamants en Afrique de l’ouest.
Cette lacune est en partie comblée par les travaux d’une équipe internationale de chercheurs1, publiés dans le numéro de septembre de la revue Nature Ecology and Evolution sous le titre « Tax havens and global environmental degradation ». Ils confirment que les mécanismes d’évasion ou d’optimisation fiscale conduisent souvent à financer des actions de destruction de l’environnement.
Notons à ce stade que pour les auteurs la notion de « paradis fiscal » est pour le moins étendue, car 51 pays ou régions en font partie. En Europe la Suisse, le Luxembourg, l’Irlande sont dans le lot, tout comme Andorre, Monaco, Saint-Marin, Chypre et Malte. Ailleurs dans le monde, Hong-Kong, le Liban, Bahreïn et le Costa-Rica y sont inclus. Cela étant, les cas évoqués dans l’étude concernent presqu’exclusivement les habituels « tax havens » exotiques, surtout dans l’Atlantique et aux Caraïbes.
Pour identifier et quantifier les liens entre les paradis fiscaux et l’environnement, les chercheurs se sont intéressés au domaine de la pêche et à celui de l’exploitation forestière au Brésil. Ce choix n’a pas été fait au hasard. Dans les deux cas il s’agit de « ressources communes » pour des millions de personnes dans le monde : l’océan constitue une source vitale de protéines et de moyens financiers, surtout dans les pays à faible revenu et à déficit alimentaire. Quant à la forêt amazonienne, elle est, par sa taille (5,5 millions de kilomètres carrés contre 4,3 pour l’ensemble des pays de l’UE) essentielle pour stabiliser le système climatique de la planète entière.
En matière navale, un grand nombre de paradis fiscaux sont connus de longue date pour octroyer des « pavillons de complaisance ». Ces pays, dont le Panama est le plus emblématique, sont dotés de faibles capacités de surveillance et de sanction et la plupart du temps ne pénalisent pas les navires naviguant sous leur pavillon, même s’ils violent le droit international. Mais ils relèvent habituellement de la flotte de commerce (transports de marchandises et de passagers). On connaît moins la situation des bateaux de pêche. Au niveau mondial, on en recense 258 000 et seulement 4,4 pour cent sont actuellement immatriculés dans un paradis fiscal. En revanche 70 pour cent des 209 bateaux impliqués dans des activités de pêche illégales, non déclarées ou non réglementées y sont ou y ont été enregistrés. Le Belize et, à nouveau, le Panama sont particulièrement concernés, avec à eux deux près des trois quarts des navires fraudeurs. Dans ces pays il est facile de contourner les quotas de pêche, de même que la réglementation sur l’entretien des bateaux et le droit du travail.
L’activité de pêche illégale représenterait entre onze et 26 millions de tonnes de poissons capturés chaque année. Elle participe à la surexploitation des océans, mais elle a aussi des impacts sociaux et politiques énormes pour les pays, notamment africains et latino-américains, qui voient leurs ressources abîmées ou détruites, sans en bénéficier directement ou via les impôts.
L’article révèle que, grâce au secret issu de la combinaison de paradis fiscaux-pavillons de complaisance, certaines sociétés parviennent à armer des bateaux à double identité, l’une pour la pêche légale, l’autre pour les activités clandestines. « La nature globale de la chaîne de valeur de la pêche, les modes complexes de propriété des bateaux et les capacités de contrôle limitées de nombreux pays côtiers rendent le secteur vulnérable aux paradis fiscaux », déclare le co-auteur Henrik Österblom.
En Amazonie la déforestation est en marche, notamment pour faire place à l’élevage (production de viande de bœuf) et à la culture du soja. Sur la base de documents fournis par la Banque centrale du Brésil, l’article propose la première quantification des capitaux étrangers investis dans ces deux secteurs en Amazonie brésilienne, dans quatre entreprises d’abattage (représentant 38 pour cent de la capacité brésilienne) et dans cinq sociétés de culture et de broyage du soja (48 pour cent de la capacité), dont plusieurs sont des multinationales connues (Cargill, JBS, Louis-Dreyfus).
Sur plus de dix ans (octobre 2000 à août 2011), environ 27 milliards de dollars leur ont été transférés de l’étranger, de différentes manières (apports en capital, prêts directs ou indirects, avances de trésorerie). Sur ce montant, 18,4 milliards, soit 68,4 pour cent, l’ont été par le truchement de paradis fiscaux. Pour certaines des neuf sociétés étudiées, la proportion monte à 90, voire à cent pour cent.
Le secteur du soja est largement dominant avec 15,4 milliards, cinq fois plus que la viande de bœuf (trois milliards). Mais dans les deux cas, les capitaux proviennent en grande majorité des îles Caïmans, un territoire d’outre-mer du Royaume-Uni situé par la partie ouest de la mer des Caraïbes. Ces îles de 62 000 habitants offrent aux investisseurs trois avantages-clés d’un paradis fiscal : efficacité juridique, imposition ultralégère et secret total. Ce qui leur a permis de voir transiter, loin devant les Bahamas, 90 pour cent des fonds destinés aux sociétés liées au soja et 76 pour cent de ceux liés à la viande, soit au total la bagatelle de seize milliards d’euros (4,5 fois le PIB annuel).
La nouvelle étude fait partie d’un projet en cours intitulé « Earth System Finance : New perspectives on financial markets & sustainability », conduit par le Stockholm Resilience Centre, une structure universitaire, en partenariat avec Future Earth, un programme de recherche international, sur dix ans. Elle a été difficile. Si les chercheurs se sont limités à deux domaines d’activité, c’est aussi en raison du secret des affaires, qui entrave la capacité d’analyser comment les flux financiers transitant par des centres offshore affectent les activités économiques localement et de quelle manière ils impactent l’environnement.
Même pour les deux secteurs choisis les obstacles n’ont pas manqué. L’analyse du rôle des paradis fiscaux dans les activités de pêche non durables et illégales a été réalisée en combinant plusieurs ensembles de données sur les navires de pêche : base de données de la FAO, documents des organisations régionales de gestion des pêches et même rapports d’Interpol. La traçabilité des bateaux et de leurs pavillons est difficile, de sorte que le nombre de cas de fraude est sans doute très supérieur à celui des cas connus. Pour la forêt amazonienne, les données de la banque centrale du Brésil ont été complétées par l’interrogation directe des sociétés concernées. Malgré cela les informations restent parcellaires.
L’article se termine par une phrase curieuse : « L’absence de liens de causalité clairement établis entre les paradis fiscaux et les changements environnementaux globaux ne devrait pas empêcher d’autres enquêtes », écrivent en effet les auteurs. Ils veulent sans doute dire par là que, selon eux, les centres offshore ne contribuent pas directement à la dégradation environnementale mais indirectement par leur rôle de facilitateurs dams l’organisation d’activités frauduleuses ou abîmant la planète et dans le recyclage des profits qu’elles génèrent.
C’est déjà beaucoup. Les « Paradise Papers » avaient déjà révélé que plusieurs entreprises du secteur des énergies fossiles (Total, Engie, Glencore) avaient recours à des montages financiers complexes et des sociétés offshore, pour investir dans des projets charbonniers, gaziers ou pétroliers.
C’est pourquoi les auteurs suggèrent que, pour relever le défi écologique présenté par l’utilisation des paradis fiscaux, on commence par mieux mesurer, grâce à l’intervention des principaux forums et organisations internationaux, tels qu’Onu Environment, les coûts environnementaux des avantages fiscaux (qualifiés de « subventions cachées ») procurés par les centres offshore.