À suivre l’actuel débat sur la réforme du Conseil d’État dans ses méandres et subtilités, l’on peut aisément se sentir déboussolé. Bien que la matière mérite, à coup sûr, qu’on s’y intéresse, eu égard au rôle central du Conseil d’État pour le bon fonctionnement de l’État luxembourgeois, il est vrai aussi que le sujet est particulièrement complexe. C’est que le Conseil d’État est un organe qu’il est impossible de ranger dans nos schémas habituels. Chez Montesquieu, il n’y a pas de « Conseil d’État » (c’est une invention de Napoléon). On ne sait pas, de prime abord, s’il faut le ranger dans le pouvoir législatif, exécutif, ou judiciaire… ou, peut-être, dans les trois à la fois, ubiquité qui serait de nature à nous mettre mal à l’aise par rapport au principe de séparation des pouvoirs. D’où la tendance de certains de ne pas définir la nature du Conseil d’État, en le désignant sous des termes élogieux, quoique flous, à l’instar de « Haute corporation » (?), « Les Sages », « Haute Assemblée », et cetera.
À propos de mélanges des
genres, monstres à plusieurs têtes, et cetera
Disons donc, nettement, que le Conseil d’État, depuis ses origines les plus reculées (le Conseil d’État napoléonien, le Conseil d’État luxembourgeois mis en place en 1856/1868), a toujours eu cette qualité d’un « mélange des genres », d’un organe sui generis, qu’il est malaisé de cataloguer. Il n’est ni l’un, ni l’autre (à cent pour cent). Il est à la fois l’un et l’autre, et peut-être encore autre chose.
Voici la liste des fonctions que, en droit, le Conseil d’État a eues et, à une seule exception, a encore de nos jours : il peut conseiller le Grand-Duc/le gouvernement pour les affaires de haute politique si celui-ci le désire ; il peut, en vertu de l’art. 3 de la loi du 12 juillet 1996, lui écrire des projets de loi ou de règlement, fonction qui remonte à Napoléon ; il doit être consulté pour avis sur les projets de règlement écrits par un ministère, i.e. un haut fonctionnaire ; il intervient parfois dans le fouillis de l’action administrative en donnant un avis, par exemple, sur l’autorisation d’un « cabaret » (un débit de boissons alcoolisées), ce qui fait du Conseil d’État une sorte de policier des bonnes mœurs ; il doit surveiller la Chambre des députés en disposant à cet égard depuis 1868 (et non depuis 1856 comme l’on pourrait le croire) de cette arme curieuse, de ce « bâton », qu’est le veto temporaire, utilisable en droit pour tout motif, politique ou juridique (art. 59 Const.) ; au cours de la navette, il corrige, sur le plan de la légistique – l’art d’écrire des textes de loi –, les « fautes » du haut fonctionnaire auteur du projet de loi et fait de même pour les propositions et amendements des députés ; sur le fond des projets, il est autorisé (mais non obligé) de se prononcer sur l’opportunité des changements ou d’en suggérer d’autres ; il était, jusqu’à la crise existentielle de 1995/96 (affaire Procola), juge administratif ; il est censé vérifier le respect, par les projets de loi et de règlement, des normes supérieures du droit, dont la Constitution. De facto, le Conseil d’État sert aussi de « mémoire juridique » : il est l’auteur d’une doctrine en droit public luxembourgeois (voir par exemple son commentaire de la Constitution), ce qui était évidemment crucial en l’absence de professeurs de droit ou d’autres producteurs d’écrits savants sur le droit.
Tout mélange n’est pas, en soi, une hérésie, ein Un-Ding, un « monstre à plusieurs têtes », un « bâtard », et cetera, autant de termes véhiculant une forte connotation péjorative. Sur ce point, il faut se garder de tout jugement péremptoire. La vie sociale n’est pas figée dans les catégories définies à un moment donné ; elle évolue ; elle peut créer, à partir des catégories existantes, de nouveaux « mélanges », et ce faisant innover. Dans un tout petit pays comme le Luxembourg du XIXe siècle, il était, probablement, utile de concentrer toutes ou du moins certaines de ces fonctions. Mais, assurément, le Luxembourg d’aujourd’hui n’est plus celui des Guillaume III, Servais et Eyschen. À noter en effet que tout mélange peut évoluer dans le temps, étant plus ou moins instable ou stable. L’équilibre entre les divers ingrédients peut être l’objet soit d’une remise en cause radicale – à l’instar de ce qui s’est passé en 1996, lorsque tout un pan des fonctions du Conseil d’État (le contentieux administratif) a été supprimé – ou, au contraire, d’infléchissements ponctuels, petits, parfois invisibles, qui à terme, par voie d’addition, aboutissent à un tout autre équilibre (mélange), voire à un ensemble homogène. À force d’ajouter de l’eau dans le vin, la couleur du liquide, à la fin, n’est plus que rose tendre, voire transparente.
Un débat tronqué sur un objet complexe
Dans la situation actuelle, où le Luxembourg est engagé dans un processus de refonte de la Constitution, il aurait été souhaitable, et « naturel », de voir naître un débat de fond qui, partant des intérêts du pays (De quoi a besoin le pays, en termes d’organisation politique ?), interroge le système dans son ensemble (Quels sont les rôles du gouvernement, de la Chambre des députés, de la Cour constitutionnelle, et cetera ?), pour ensuite faire le point sur la raison d’être spécifique du Conseil d’État. Qu’est-ce que les autres organes ne font pas, ou ne font pas bien, pour qu’il soit nécessaire d’avoir un (certain) Conseil d’État ?
Or cette discussion globale n’a pas eu lieu. Déjà le débat sur la réforme du Conseil d’État est éclaté sur deux textes : d’une part, l’actuel projet de loi n° 6875 sur l’organisation du Conseil d’État, qui sera voté probablement sous peu, et, d’autre part, la proposition de refonte de la Constitution (n° 6030) dont l’issue est loin d’être connue. Le débat en cours sur le projet n° 6875 s’inscrit, lui, plutôt dans l’optique organique des « petits infléchissements », d’un « mille-feuille » (on part de l’existant qu’on modifie), sans d’ailleurs savoir exactement ce que va déclencher cette réforme que tous, en attendant, s’accordent à qualifier de « profonde ». La réforme est, en effet, le terrain d’une opposition, sourde et radicale, entre ceux qui prônent la politisation, la Parteipolitisierung – non pas sous ce vilain mot, mais sous le maître mot, plus beau, de l’« égalité des partis » – et ceux qui s’y opposent (le Conseil d’État lui-même qui s’est auto-proclamé « organe constitutionnel indépendant », expression nouvelle dont le sens n’est pas parfaitement clair). Dès lors, les discussions prennent parfois l’allure d’une « guerre de tranchées » : chaque mètre, chaque mot, phrase, article, est âprement discuté, pour tantôt favoriser tantôt freiner cette politisation.
Annonce (tardive) de naissance : il est né un (quasi) Sénat
Dans ce débat complexe, parfois confus, il y a toutefois des éléments qui ressortent nettement. Cela concerne les objectifs. Il y en a au moins quatre. L’enjeu premier de cette réforme, voulue par et négociée entre les partis représentés à la Chambre des députés, est d’établir une plus grande égalité entre eux : pour l’instant seuls les grands partis avaient la mainmise sur la distribution des postes convoités au Conseil d’État ; les petits, exclus, veulent participer au partage du gâteau.
Voilà qui, à première vue, est absolument juste : puisque déjà dans le passé, la composition du Conseil d’État était « politisée » (i.e. guidée par des considérations d’appartenance ou de proximité à un parti), il n’y a pas de raison à ce que certains partis en soient privés, sauf à dire que ceux-ci seraient des Staatsfeinde1. Un second argument tout aussi louable : il s’agit d’arrêter l’hypocrisie voire la goujaterie d’une procédure où de pauvres citoyens croient avoir une chance en candidatant pour un poste au Conseil d’État, alors que les dés sont pipés dès le départ. Sur ce point, il faut sortir des arrangements politiques informels, et contraires au droit2, afin de fixer de nouvelles règles en droit qu’il conviendrait enfin de respecter. Bref, il s’agit d’agir selon l’idéal de l’État de droit, nouveau maître mot, même au Luxembourg.
Troisièmement : à en croire le discours des auteurs du projet n°6875, la réforme ne toucherait pas à la qualité du travail de fond fourni par le Conseil d’État, eu égard à l’institution de « profils de candidature » par le Conseil d’État. Enfin, quatrièmement, c’est le Conseil d’État sous sa présidente Viviane Ecker (et non la majorité bleue-rouge-verte…) qui a proposé d’insérer l’exigence d’une « représentation équilibrée des femmes et hommes » ; c’est d’ailleurs une exigence constitutionnelle, parfois oubliée (art. 11 § 2 Const.). Voilà donc les quatre objectifs, en soi tous louables.
Un autre point qui est clair – relativement clair – est que, nonobstant les dénégations de certains acteurs politiques, la réforme, dans son ensemble, aboutit à rapprocher le Conseil d’État de plus en plus d’une seconde chambre législative, d’une sorte de « Sénat »3. En vérité, cette proximité était déjà donnée ; elle est simplement accentuée dans le projet. L’avis du Conseil d’État, selon le droit actuel et selon le projet de loi, est censé porter à la fois, en premier lieu, sur l’opportunité politique du texte4 et, en second lieu, sur sa dimension juridique (légistique, conformité aux normes supérieures du droit).
Le Conseil d’État peut également, en droit actuel et futur, exprimer un veto temporaire quel que soit le motif, politique ou juridique, veto temporaire qui, depuis 1868, situe clairement le Conseil d’État du côté d’une chambre haute d’un parlement (un conseiller n’a jamais un veto, de quelque nature ; un juge ne dispose jamais d’un veto simplement temporaire, ni d’un veto utilisable pour des motifs purement politiques). Il suffit également d’analyser les échanges entre Chambre des députés et Conseil d’État autour de projets de lois pour voir à quel point s’y noue une véritable navette parlementaire, au sein de laquelle le Conseil d’État, intervenant en premier, fait d’ailleurs souvent un remarquable travail de « débroussaillage » et de mise en forme (les Allemands diraient : Vor- und Zuarbeit) pour la Chambre des députés.
Il y a même, en pratique, des réunions informelles entre délégations de la Chambre et délégations du Conseil pour discuter, voire trouver un terrain d’entente, ce qui fait penser, en partie, à l’institution d’une commission mixte paritaire entre deux chambres d’un parlement. Certains ministres (on l’a vu encore récemment) veulent également être entendus par le Conseil d’État afin d’obtenir, on imagine, un avis plus bienveillant. À croire que l’élément le plus actif, incisif et « redoutable », au sein du processus législatif est le Conseil d’État, et non la Chambre des députés !
Le projet de loi accentue, par petites touches, ce recentrage du rôle du Conseil d’État en tant que quasi Sénat, en facilitant la navette parlementaire (art. 34 para. 2, art. 351), en égalisant le statut du Conseil d’État avec celui de la Chambre (art. 34 para. 1 al. 2), et en supprimant certaines fonctions obsolètes du Conseil d’État (la fonction de rédiger un projet de texte pour le gouvernement ; le rôle du Conseil en matière de décisions administratives individuelles). Enfin, participe de manière cruciale à ce rapprochement avec une deuxième chambre la Parteipolitisierung du recrutement du Conseil d’État, qui est au cœur du projet n°6875. Selon une formule maintes fois répétée, le Conseil d’État est censé « refléter » l’équilibre politique au sein de la Chambre des députés : or si le Conseil n’est qu’un « reflet », il est une sorte de copie, de dédoublement.
Pour un Conseil qui n’est que conseiller en droit
Je ne suis pas convaincu que le Conseil d’État ait vraiment un rôle d’impulsion politique à jouer. N’est-ce pas là le rôle, central, du gouvernement et de la Chambre des députés qui, eux-mêmes, peuvent s’appuyer sur pléthore d’acteurs nourrissant le processus d’idées et de projets, depuis les partis, les hauts fonctionnaires, les chambres professionnelles, la tripartite, les acteurs de la société civile, les lobbies, voire les citoyens ? Même si le Conseil d’État avait l’idée de génie pour un secteur des politiques publiques (par exemple, en matière fiscale), il est pour le moins mal placé pour défendre cette idée.
En revanche, l’indéniable plus-value du Conseil d’État se situe sur le plan de la technique juridique, la qualité des projets de lois n’étant pas toujours à la hauteur de ce qu’elle devrait être. Ce qu’il faut, et ce qu’il faut seulement, c’est un véritable Conseil, en droit, pour l’État, qui soit en charge de perfectionner la mise en forme du texte, de vérifier sa cohérence et sa conformité avec les autres normes du droit, et de faire éventuellement des contre-propositions pour mieux réaliser l’objectif politique visé.
Pour cela, il n’y a besoin ni d’un veto (votre avocat, notaire ou juriste d’entreprise aurait-il un veto par rapport à vous, vous qui êtes son client ou chef ?!), ni d’une procédure de dissolution (il faut recruter d’excellents juristes, par concours, auditions, et cetera et, au contraire, espérer qu’ils vont rester et ne pas se laisser attirer par le secteur privé ; si abus individuel il y a, il faut déclencher une procédure disciplinaire individuelle, mais pourquoi faudrait-il une sanction collective ?). Pour ce qui est du recrutement, il va de soi qu’il faut seulement des juristes et que les partis n’auraient aucun mot à dire. Si vous devez choisir un juriste pour vous conseiller dans l’établissement de votre contrat de mariage, pour une fusion d’entreprises, etc., vous ne feriez pas non plus appel à la direction de votre parti. Pourquoi faire une différence pour l’État ?
Bien sûr, une telle proposition, radicale, n’a aucune chance d’être entendue par les partis en ce moment. La politisation est en marche depuis longtemps. La réforme n’en est que le prolongement logique : à la politisation inégalitaire on substitue une politisation un peu plus égalitaire. Le Conseil d’État actuel est, de ce fait, mal placé pour critiquer cette nouvelle vague de Parteipolitisierung, car il est lui-même le produit de la Parteipolitisierung ancienne formule. Le ver est dans la pomme depuis assez longtemps. À quoi faut-il, dès lors, s’attendre ?
Un texte complexe, imprécis, contradictoire et inconstitutionnel
J’ai dit qu’on savait de manière relativement claire dans quelle direction allait la réforme. Il me faut expliquer le « relativement ». Il se trouve en effet que l’ampleur et les conséquences de cette nouvelle Parteipolitisierung sont, à ce stade, difficiles à évaluer. En l’état actuel du droit, la nomination des membres du Conseil d’État est une « fusée à deux étages » : en haut (ou à la fin), le Grand-Duc nomme formellement ; en-dessous (préalablement), depuis 1961, trois instances (le gouvernement, la Chambre des députés, le Conseil d’État lui-même) se partagent le pouvoir de proposer des candidats au Grand-Duc. Selon le projet de loi, la fusée est censée devenir à trois étages, avec l’intervention préalable des « groupes et sensibilités politiques » (comprenez : les directions des partis politiques). Or, dans cette machinerie à trois niveaux, qui est censé faire quoi ? Qui tient qui ? Qui a le dernier mot ? À ce niveau, les normes prévues par le projet sont d’une redoutable complexité : il n’y a pas une, mais quatre règles ; certaines d’entre elles, prises en soi, sont ambigües ; prises ensemble, les quatre normes peuvent se contredire ; l’une des quatre est contraire à la Constitution.
Règle n° 1. Le texte semble donner de prime abord (mais cette impression est trompeuse) une position dominante, en droit, au Conseil d’État : c’est sous ses fourches caudines que doivent passer les potentiels candidats. Son arme ? Le « profilage » des postes (à lui de définir ce dont il a besoin et de fixer un niveau de compétence : un/e juriste de droit fiscal, un/e spécialiste de la sociologie des familles, un/e médecin, et cetera).
Au début, il devait s’agir d’un seul profil par poste vacant ; depuis (guerre des tranchées oblige…) on en est passé à trois profils par poste vacant, pour accroître la liberté des partis, ce que le Conseil d’État critique. Or, c’est oublier que le véritable problème n’est pas tant ce chiffre (un ou trois, cela ne fait pas une si grande différence). La question clé est ailleurs : les partis sont-ils liés par ces trois profils ? Certains députés semblent le présumer5.
Or que dit le texte du projet ? Selon l’art. 6, les profils sont « destinés à guider leur choix ». Voilà une formulation qui n’est pas sans évoquer une certaine souplesse. Celle-ci n’est d’ailleurs pas accidentelle, comme le révèle le commentaire de cette disposition par le gouvernement : « Compte tenu du fait que l’expérience démontre que les personnes qui se portent candidats ne correspondent pas toujours exactement au profil recherché, il y a lieu de retenir que le profil à lui seul ne saurait être déterminant voire contraignant, mais qu’il est destiné à orienter l’autorité de désignation dans son choix »6. Voilà qui affaiblit considérablement cette supposée « garantie de qualité » et supposée « arme » du Conseil d’État.
Règle n° 2 : « la représentation équilibrée des femmes et des hommes », dixit le projet de loi (art. 7) qui, d’ailleurs, cite les femmes en premier. Galanterie ? Peut-être aussi, et surtout, de la mauvaise conscience. En tout cas, sur ce point délicat, le texte contient deux phrases d’origine différente dont le sens peut soit converger (il n’y a qu’une norme) soit diverger (il y a deux normes), selon la lecture qu’on en fait. Première phrase, qui, seule, avait été proposée initialement par le Conseil d’Etat7 : l’autorité investie du pouvoir de proposer un candidat au Grand-Duc doit « tendre à assurer une représentation équilibrée des femmes et hommes dans la composition du Conseil d’État ».
Or qui dit « équilibré » pense plutôt, par rapport au chiffre de 21 (potentiellement 22, avec le grand-duc héritier), à dix, onze. La moitié, quoi ! Or suit le deuxième énoncé introduit, lui, par la Commission des institutions : « Le nombre du sexe sous-représenté ne peut être inférieur à sept ». Voilà ou bien une douche froide (« équilibré » veut dire sept sur 21/22, donc un tiers : les femmes, moitié de l’humanité, apprécieront…) ; ou bien ces deux phrases définissent une normativité plus complexe qui signifierait que le strict minimum est sept, mais que, même si ce chiffre est atteint, il faudrait encore poursuivre l’effort (cf. le verbe « tendre », au sens de « optimiser ») et que l’autorité de proposition, qui estime que « équilibré » veut dire plus que sept, pourrait refuser un candidat proposé par un parti si celui-ci n’est pas une femme, alors qu’il y a déjà sept conseillères d’État. Sur ce point, il existe clairement une source potentielle de frustrations, voire de disputes dont le juge (administratif) pourrait être saisi.
Règle n° 3. Avec cette règle, nous abordons ce qui est le plus cher aux partis : l’égalité, entre eux. Mais quelle égalité ? Selon le projet (art. 7, al. 1er, point a), l’autorité investie du pouvoir de proposition « veille à ce que la composition du Conseil d’Etat tienne compte des groupes et sensibilités politiques représentés à la Chambre des députés à condition d’avoir obtenu au moins trois sièges au cours de chacune des deux dernières élections législatives ».
Paradoxe : alors que nombre d’acteurs politiques ne cessent de suggérer que la composition du Conseil d’État doit être strictement calquée sur celle de la Chambre des députés (on parle de représentativité « équitable » des partis, de « reflet », de « proportionnalité »), et que le commentaire du projet de loi affirme, avec une précision mathématique, que le projet consacre non seulement le principe de la représentation proportionnelle, mais encore la variante de la règle dite de Hare (le plus fort reste) et non la règle de la plus forte moyenne8, le texte de l’art. 7 est brumeux, flou, se contentant de l’expression « tenir compte ». Il n’y a pas de mention, explicite, de la règle de Hare ou même du principe de la représentation proportionnelle. Il est question de « tenir compte ».
Or on pourrait « tenir compte » de la composition de la Chambre des députés, si chaque parti, remplissant les critères (« au moins trois sièges… »), avait droit au minimum à un poste. Autrement dit, le texte du projet, en l’état actuel, n’impose pas expressis verbis une représentation égalitaire, au sens de proportionnel, et crée un flou qui n’est pas compatible avec l’idéal (constitutionnel) de l’État de droit. Dans un État de droit, il y a des règles claires, « lisibles », donc écrites, afin, précisément, de pacifier les relations et d’éviter de futurs contentieux. Ce flou est contraire encore à l’art. 83bis Const., lequel exige que l’organisation du Conseil d’État soit réglée par la « loi », donc un texte de loi, et non par quelque « commentaire du projet de loi »9.
Règle n° 4. C’est une règle de procédure qui, en cela, fixe un certain rapport de pouvoir. Or lequel ? Selon l’art. 7 al. 2 du projet : « L’autorité investie du pouvoir de proposition désigne le candidat en concertation avec le groupe ou la sensibilité politique qui se voit attribuer le siège vacant en application du point a) de l’alinéa 1er ». Dans son dernier avis du 15 juillet 2016, le Conseil d’État s’est longuement interrogé sur le sens possible du mot « concertation ». Ou bien l’autorité de proposition est obligée de trouver un accord avec la direction du parti ayant droit à un poste, ce qui fait que celle-ci se voit conférer un pouvoir de codécision et pourrait, en se montrant inflexible, tordre le bras à l’autorité de proposition dont le pouvoir discrétionnaire serait nul.
Ou bien l’autorité de proposition se doit juste de bavarder un peu avec la direction du parti (concertation = consultation) et reste maître de sa décision : elle pourrait nommer, au vu du profil (si celui a valeur obligatoire…) et des exigences quant au genre (au minimum sept, voire plus…), une autre personne que celle présentée par la direction du parti en question, en prenant un candidat autre, soit de ce parti soit d’un autre parti. Selon le Conseil d’État, la première lecture du mot « concertation » revient à violer Constitution, thèse qui me semble tout à fait pertinente. L’art. 32bis Const. reconnaît aux partis politiques, parlementaires ou extra-parlementaires, le rôle d’informer et d’exprimer la volonté populaire dans le cadre du « suffrage », donc dans le cadre des élections ou des référendums. La Constitution ne confère aux partis aucun pouvoir de décision, ou de codécision, en dehors des élections, lorsqu’il s’agit, par exemple, de recruter des fonctionnaires, des juges, des membres du Conseil d’Etat, et cetera. De même, ils n’ont pas d’ordre à donner aux députés (art. 50 Const.). On me répliquera peut-être que, dans la réalité, la politisation de l’appareil d’État est déjà en marche.
Or, d’une part, pour le recrutement des fonctionnaires de la carrière supérieure, la procédure des concours-examens a été – heureusement – en partie modifiée en 201510, afin de limiter le choix final du ministre parmi les reçus à l’examen en faisant primer le rang de classement (si le premier est le premier, donc le meilleur selon le jury, pourquoi prendre le dernier reçu de l’examen ?). C’est la qualité individuelle de chaque citoyen qui doit primer, et non son éventuelle proximité avec un parti. D’autre part, il est des frontières qu’il faut précisément, en tant que symboles, protéger : si, symboliquement, on brise la frontière entre organes d’État et les directions des partis, on ouvre la voie, en toute légalité, à la balkanisation de l’État. Et il sera très difficile de revenir en arrière, une fois que le mal est fait.
Ce qui mérite d’être revu
Pour conclure, je soumets au débat public cinq propositions visant à améliorer tant soit peu le projet n° 6875 : 1) Il faut biffer la règle n°4 imposant une « concertation » (co-décision) avec les partis, règle qui est inconstitutionnelle quelle que soit l’autorité de proposition. 2) L’exclusion, introduite par les députés, des Luxembourgeois résidant dans la « grande région » de la course à un poste au Conseil d’État (art. 5 du projet) est une restriction excessive et injustifiée12 du principe d’égalité d’accès des Luxembourgeois aux emplois publics (art. 10bis Const.). De facto, cela revient à discriminer les Luxembourgeois moins aptes à se payer un bien immobilier au Luxembourg. C’est inconstitutionnel. 3) Il faut, absolument, rendre les profils de poste contraignants en droit, sans quoi ce n’est qu’une supercherie. 4) Messieurs : « équilibre » ne veut pas dire sept sur 21/22 (regardez dans le dictionnaire, demandez à votre comptable ou à votre épouse). 5) La démocratie ne se réduit pas à la Parteienherrschaft ; la méritocratie en est aussi un élément consubstantiel et salutaire.
Il y a des citoyens compétents qui ne sont pas dans les faveurs de la direction d’un parti, et qui devraient aussi avoir la possibilité d’accéder selon leur mérite (art. 10bis Const.) à un poste au Conseil d’État. Il faut non pas supprimer la procédure des candidatures de citoyens, mais la prendre au sérieux. Une solution pragmatique serait de prévoir que, lorsque c’est le Conseil d’État qui propose un candidat au Grand-Duc, il n’est pas soumis à l’exigence du respect de l’équilibre des partis à la Chambre des députés. Au Conseil d’État de publier le profil, d’accueillir les candidatures de citoyens (inscrits ou non-inscrits dans un parti), d’évaluer leurs mérites lors d’une audition et de prendre le/la meilleur(e).
Luc Heuschling est Professeur en droit constitutionnel et administratif à l’Université du Luxembourg.
1 Selon cette logiqueil aurait fallu faire également une place pour Déi Lenk ce qui n’est pas prévu dans le projet. Déi Gréng et l’ADR devraienten revancheen profiter.
2 Cette contradiction est admise par le président de la Commission des institutions et de la révision constitutionnelle (CIRC)Alex Bodryprocès-verbal de la CIRC du 27.1.2016PV IR 14p. 22
3 En ce sens aussi : avis du Conseil d’Etat du 18.12.2015, doc. parl. 68753, p. 2. Pour les dénégations : PV IR 14p. 21
4 Certains lecteurs sursauteront peut-être à ce point. Sur ce point il faut distinguer le droit et la pratique. L’art. 83bis de la Const. ne précise point la nature (politiquejuridiqueles deux à la fois) des « avis » à rendre par le Conseil d’État. En revancheà lire scrupuleusement la formulation de l’actuelle loi relative au Conseil d’Etat et celle du projet n°6875 la mission juridique de garantir la hiérarchie des normes n’est pas la mission première. L’art. 2 para. 1 al. 2 de la loi du 12 juillet 1996 – premier énoncé sur la nature de l’avis – énonce de manière très large qu’il s’agit d’un « rapport motivé contenant des conclusions etle cas échéantun contre-projet ». Ce n’est que le paragraphe suivant (art. 2 para 2) qui réduit l’angle aux seules considérations juridiques en commençant avec la préposition « si » (« S’il estime un projet contraire à la Constitution... le Conseil d’État en fait mention dans son avis »). Si la mission juridique était première et centralel’on aurait choisi une autre formulation du genre : « Il appartient au Conseil d’État de vérifier… ». Le projet de réforme maintienthélasla rédaction actuelle. Dans la pratiquela prééminence est toutefois inversée : l’aspect juridique l’emporte sur l’aspect politique.
5 Je cite à chaque fois le projet de loi dans sa dernière version coordonnée du 24 mars 2016 : Doc. parl. 68756
6 Voir par ex. procès-verbal de la CIRCPV IR 24, 17 mars 2016, p. 2
7 Doc. parl. 6875, p. 10
8 Avis du 18.12.2015, doc. parl. 68753, p. 8 s
9 Doc. parl. 6875, p. 10-11
10 Nombre de députés ont cette curieuse habitude alors que leur travail de législateur est de rédiger des loiset non des « commentaires » en bas des lois de renvoyer la solution d’enjeux parfois cruciaux comme ici la question de la répartition des postes entre partis à de simples commentaires. Résultat : la loi s’occupe de détails parfois insignifiants et « oublie » de traiter l’essentiel. Voir PV IR 2417 mars 2016, p. 2.
11 Règlement grand-ducal du 30 septembre 2015, art. 11. Mémorial 2015 n° 189, p. 4458. Toutefois la solution ne s’applique qu’en cas d’organisation d’une épreuve spéciale, ce qui est regrettable.
12 Invoquer simplement comme le fait la CIRC (PV IR 17, p. 4) « l’importance du rôle du Conseil d’État dans le processus législatif » sans autre précision n’est pas suffisant.