Annexions Depuis qu’il n’est plus opposable au fiscs étrangers, le secret professionnel des banquiers a perdu de son lustre. Aux banquiers, il apparaît comme une relique encombrante, pesant sur la compétitivité du Standuert. C’est que le secret bancaire serait tout simplement trop cher : En soumettant l’exportation des masses de données personnelles à des conditions strictes, il complique les délocalisations vers des pays à bas salaires. Or, à l’intérieur des groupes bancaires, la pression sur les coûts de fonctionnement est énorme. Les directeurs locaux ont été dégradés en gestionnaires de succursales, en courroies de transmission. Dans un papier publié en 2014, le Conseil économique et social (CES) faisait une analyse implacable de la situation : « Les filiales luxembourgeoises continueront de perdre de l’influence vis-à-vis de leurs maisons-mères. Il sera de plus en plus difficile pour les acteurs du secteur financier de se positionner au sein de leurs groupes. »
Déposé durant les vacances d’été, le projet de loi n°7024 vise explicitement à « faciliter la coopération intragroupe et la sous-traitance ». Il dilue un peu plus l’article 41 de la loi du 5 avril 1993, qui constituait le cœur des ténèbres du secret bancaire. (Pour la première fois, l’obligation au secret y était énoncée positivement et étendue à tous les professionnels du secteur financier.) À l’avenir, les données personnelles pourraient circuler librement au sein d’un groupe bancaire, à condition que le client ait été « dûment informé au préalable par écrit ». (Si elles sont traitées en-dehors du groupe à l’étranger, le client devra donner son accord.) Le projet de loi n°7024 exposera les milliers de salariés des « back-offices » au vent froid de la concurrence mondiale. Il fait d’ores et déjà apparaître de multiples lignes de fracture : protectionnisme contre mondialisation, filiales contre maisons-mères, banquiers contre professionnels du secteur financier (PSF), ABBL contre Fedil,… Ces divergences d’intérêts rappellent que « la » place financière n’existe pas, du moins pas comme bloc homogène ; et que, de temps à autre, il y a des arbitrages politiques à faire. Le secteur des PSF allié aux syndicats disposera-t-il de la masse critique nécessaire pour faire chavirer la position gouvernementale alignée sur celle de l’ABBL ?
Déjà-vu Le débat actuel est en fait la réédition – sous des prémisses fiscales changées – d’un conflit qui avait eu lieu il y a vingt ans déjà. Il se menait de manière discrète, dans les coulisses de l’ABBL. Les grandes banques dépositaires, dont State Street et JPMorgan, y menaient une campagne pour assouplir le secret bancaire. Liées à l’industrie des fonds (et donc moins concernées par la question fiscale), elles ne voyaient pas l’intérêt de se soumettre aux lourdes et onéreuses obligations du secret professionnel. Pourquoi dupliquer des systèmes informatiques au Grand-Duché plutôt que d’utiliser ceux, ultra-performants, du groupe ? Comment justifier vis-à-vis de la maison-mère ces millions de dollars d’investissements au Luxembourg alors que les données qui y étaient traitées n’étaient même pas compromettantes ?
À l’époque, le rapport de force au sein de l’ABBL jouait encore en faveur de la banque privée, et donc du secret bancaire à la base de l’industrie de l’évasion fiscale. (D’autant plus que d’autres banques dépositaires comme UBS et Credit Suisse gardaient un pied dans le private banking.) La position majoritaire restait inchangée : Le secret bancaire continuait à être défendu bec et ongles, notamment en le sublimant en garant antitotalitaire. (Les récents revirements utilitaristes jettent le doute sur cet idéalisme affiché par le passé.) Pour calmer le jeu, la CSSF avait d’ailleurs prestement introduit des exceptions : via des montages techniques, les banques pouvaient exporter des données à l’étranger, mais sous forme anonymisée et encryptée afin que les noms des clients n’apparaissent pas sur les écrans des centres informatiques à l’étranger.
Aujourd’hui, quasiment toutes les banques ont recours à la sous-traitance pour gérer des obligations réglementaires de plus en plus complexes. Par conditionnement pragmatique, la CSSF a fait évoluer sa doctrine. Aujourd’hui, l’accord du client suffit pour que ses données soient traitées en-dehors de la juridiction luxembourgeoise. La réalité dépasse donc le cadre législatif ; et le projet de loi n°7024 ne vient que ratifier (voire renforcer) une pratique qui ne cesse de s’étendre. « Les maisons-mères ont massivement investi dans leurs plates-formes informatiques ; alors qu’au Luxembourg, les banques ne disposaient pas de budgets comparables », dit le directeur de l’ABBL, Serge De Cillia. Les banques se poseraient donc la question : Pourquoi ne pas faire passer toutes les opérations par une plate-forme centralisée ?
Saignée sociale Digitalisation, pression sur les coûts, sous-traitance ; ce cocktail engendrera-t-il une place bancaire sans prolétariat ? Les syndicats craignent une érosion de leur base de membres et le projet de loi n°7024 a déclenché une avalanche de communiqués. Le 23 novembre, l’Aleba évoquait « un chèque en blanc du gouvernement pour un bain de sang social d’une envergure inédite ». « La composante sociale » serait sacrifiée sur l’autel « weltweiter Profitrenditen », déplorait, le 28 novembre, l’OGBL à l’issue d’une rencontre avec l’ABBL (que le syndicat identifiait comme « Antragsteller dieser Auflockerung »). Le 9 décembre, c’était au tour du LCGB de se déclarer « stupéfait » par la décision du gouvernement, d’autant plus que celle-ci allait « plus loin que ce qui est prévu par les règlements européens ».
Depuis plusieurs semaines, le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) enchaîne les rendez-vous pour tenter d’apaiser les perdants potentiels, tout en qualifiant les changements d’indispensables et d’inéluctables. (La loi devrait être « améliorée » dans les prochains mois et votée après les vacances d’été 2017, rapportait Le Quotidien.) La ligne d’argumentation ministérielle peut être reconstruite à travers les différents communiqués syndicaux qui ont relaté les entrevues. Une interprétation stricte du secret professionnel favoriserait l’isolement et l’enfermement de la place financière. Un assouplissement, par contre, pourrait inciter l’« insourcing » (c’est-à-dire attirer de nouvelles activités), notamment de la City de Londres. Or, les syndicats restent sceptiques, et demandent une étude d’impact. (Le projet de loi n’en comporte aucune.) Dans son avis adopté ce mardi, le Conseil d’État rejoint la position syndicale et pose la question : « Quelles seront les répercussions […] sur la configuration de la place financière et l’emploi ? »
Durant ces réunions avec les syndicats, Pierre Gramegna aurait fait part de son worst-case scenario : En absence d’une libéralisation, les banques décideraient de quitter le Luxembourg ; une telle chute du nombre total des banques menacerait l’image du Luxembourg comme grande place financière. Le 10 novembre, sur RTL-Radio, le député Franz Fayot (LSAP) reprenait le raisonnement ministériel, répétant à son vis-à-vis Laurent Mosar (CSV), qui venait d’invoquer le risque de licenciements massifs : « Vous préféreriez qu’elles [les banques] s’en aillent pour de bon ?! » Puis d’ajouter, sur le ton de l’ironie : « Mais, Monsieur Mosar, en tant qu’ami de l’économie libre, vous ne pouvez pas forcer un groupe bancaire à stocker ses données ici, au Luxembourg. »
Madame Café Les syndicats se retrouvent dans une étrange alliance objective avec les patrons des PSF de support. Thierry Seignert, le président de Finance & Technology Luxembourg (l’association des PSF de support affiliée à la Fedil), ne sait sur quel pied danser. D’un côté il dit soutenir « la nécessité d’aller vite comme le marché l’exige » ; de l’autre, il « demande du temps pour adapter les business models ». Seignert, qui dirige IBM Luxembourg, critique la « précipitation » du gouvernement. Sur ce point, il est rejoint par le Conseil d’État qui écrit : « Ancrer un tel dispositif dans la loi, sans en avoir exploré tous les tenants et tous les aboutissants, semble en tout cas prématuré et risqué. »
Historiquement, le statut de « PSF de support » est une excroissance homegrown du secret bancaire. Il offrait aux banques une solution de sous-traitance luxembourgeoise (permettant de baisser les coûts) tout en empêchant la dissémination de données confidentielles – et souvent incriminantes –,à l’étranger. Les autorités, dans une logique de défense de « la place », mettaient les archivistes et informaticiens luxembourgeois sous l’autorité de la CSSF et du secret professionnel. Longtemps, cette politique protectionniste semblait arranger tout le monde. Elle fournissait aux managers locaux, souhaitant garder un maximum d’activités sous leurs ordres, une justification « anti-délocalisation » qu’ils pouvaient opposer à leur hiérarchie. Le protectionnisme créait également des conditions « artificielles » favorisant l’éclosion d’acteurs locaux de l’informatique. Le secteur a grandi à la vitesse grand V. Il y a aujourd’hui 154 PSF de support : des multinationales informatiques (Xerox, HP ou IBM) aux sociétés de gardiennage (Brinks), en passant par les imprimeries reconverties (Faber Digital et Victor Buck Services) et les Big Four, omniprésentes. La majorité sont des boîtes informatiques ; et un quart des firmes sont locales, c’est-à-dire ne dépendant pas d’un groupe international. Le secteur des PSF de support emploie quelque 5 000 personnes. Si l’Aleba estime donc que 5 000 postes pourraient être « rapidement supprimés » (le LCGB évoque même 13 000 emplois), il s’agit d’une estimation maximale.
Lors de ses conférences, Thierry Seignert aime à évoquer « le syndrome de Madame Café » pour montrer, par un raisonnement ad absurdum, l’inflation des personnes opérant sous agrément PSF. « Même la dame qui sert le café devrait être PSF ; parce qu’elle pourrait apercevoir des relevés bancaires sur un bureau. Je ne crois pas que c’était là l’objectif de la loi ». Il évoque une spirale des coûts qui finirait par être payée par le client final. Alors que l’emploi dans les banques stagne, celui dans les PSF ne cesse d’augmenter. Les PSF ont-elles grossi sur le dos des banques ? « Je dirai plutôt qu’elles ont grandi avec nos contributions, dit, diplomate, le directeur de l’ABBL, Serge De Cillia.
Selon Seignert, le fait que les données historiques puissent être outsourcées constituerait « un risque réputationnel ». Il évoque le scénario de « quelqu’un de malintentionné » gagnant accès à des données sensibles, remontant souvent plusieurs décennies en arrière, et qui les « distribuera à gauche et à droite ». Mais, à l’heure de l’échange automatique (les demandes pourront aller jusqu’à l’année d’imposition 2010), cette menace peine à provoquer la terreur. Elle est pourtant reprise par le Conseil d’État, qui met en garde contre un « risque accru de divulgation » et insiste sur « le respect strict » de la législation sur la protection des données à caractère personnel. (L’avis de la Commission nationale pour la protection des données sur le projet de loi est toujours attendu.) Car, rappelle le Conseil d’État, « les banques détiennent sur leurs clients des données en quantités importantes et sensibles à des degrés variables ». Et d’énumérer l’historique des opérations effectuées, les évaluations de risque lors d’une demande de crédit ou encore « l’enregistrement d’entretiens avec le conseiller clientèle » [sic]. (Concrètement, les « Sages » proposent que dans tous les cas de figure d’outsourcing, le client doive donner son « consentement explicite », après que sa banque lui ait fourni « un maximum d’informations ».)
Freie Bahn Bon gré, mal gré, les PSF de support devront se réinventer. Leur bilan est mitigé. Ainsi, aucun PSF n’a réussi à se positionner en plate-forme capable d’offrir la panoplie de services informatiques et comptables à une multitude de banques, et ceci au-delà des frontières. Le plus retentissant échec fut celui de la joint-venture entre la Bil et le fournisseur informatique suisse Avaloq. Annoncée en grande pompe – 400 employés de la Bil avaient déjà déménagé –, elle fut discrètement enterrée quelques mois plus tard. (Apparemment à cause d’un mauvais calcul des coûts salariaux, les salariés de la Bil restant couverts par la convention collective du secteur bancaire.) Aux yeux de Serge De Cillia, la libéralisation du secret professionnel ouvrirait de nouvelles perspectives : « Freie Bahn dem Tüchtigen ! » Ainsi, les données des deux banques suisses Pictet et Julius Baer sont gérées depuis le Luxembourg. Quant à la banque privée genevoise Lombard Odier, elle a lancé en juin 2015 une plate-forme informatique avec la KBL, sans cacher ses ambitions internationales.
La filiale luxembourgeoise d’UBS avait tenté le « stand-alone » en investissant dans un système informatique à elle. Ce service est en train d’être démantelé pour être transféré à la filiale polonaise du groupe UBS. En ce moment, des employés polonais sont au Luxembourg pour y être formés par ceux qu’ils rendront superflus. Fin septembre 2016, JPMorgan annonçait la délocalisation de sa comptabilité des fonds vers Edimbourg et de ses services d’agents de transfert vers l’Inde. Pourtant une année auparavant, le Times de Londres avait encore spéculé qu’en cas de Brexit, JPMorgan déplacerait certaines de ces activités au Grand-Duché. Mais le quotidien avait précisé que ceci ne devait pas entrainer une délocalisation massive d’emplois vers le Luxembourg.
Concours de beauté La décision de diluer le secret professionnel a été accélérée par le concours de beauté que se livrent Dublin, Francfort, Paris, Varsovie, Madrid et le Luxembourg pour attirer les établissements financiers de la City de Londres. La CSSF reçoit un flux continu de visiteurs venus de Londres s’enquérir des conditions offertes par la juridiction luxembourgeoise. Dans une vidéo postée sur Youtube, le directeur de la CSSF, Claude Marx, expliquait qu’un sujet « toujours soulevé » serait celui de la possibilité d’externaliser des services vers le Royaume-Uni. Les établissements de la City comptent continuer à utiliser leurs infrastructures informatiques existantes. (C’est pourquoi, ni les syndicats ni les patrons des PSF de support ne croient qu’entre « outsourcing » et « insourcing », le bilan finira par être positif.) Craignant finir prisonniers du secret bancaire, ils demandent un cadre légal souple, qui leur permettra de transférer librement les données. Il y a trois semaines, à la conférence annuelle de Finance & Technology, Pierre Gramegna évoquait les coûts associés au secret bancaire : « Vous ne pouvez convaincre un banquier ou un fonds de s’installer à Luxembourg et, à cause de ces contraintes nationales, d’engager des frais informatiques considérables. » Les établissements de la City pensent tout au plus établir un pied-à-terre au Luxembourg pour y poster quelques dizaines de cadres endossant des fonctions-clés. « The model will be setting up a regulated entity in Luxembourg and then delegating or outsourcing a couple of activities back to the UK », expliquait Claude Marx fin septembre à Ignites Europe, une publication en ligne spécialisée dans les fonds. « To be honest, ajoutait-il, I don’t think Luxembourg could accomodate tonnes of institutions, each with tens of thousands of employees. » La place financière, nouvelle convertie à la « croissance durable » ?