Pionnière de l’art féministe américain, Betye Saar n’avait jusque-là jamais vu son œuvre célébré en France. Jusqu’à ce que Fanny Gonella et son équipe en prennent l’initiative, poursuivant l’œuvre de défrichage que le Frac-Lorraine a entrepris avec succès ces dernières années – les découvertes de Christina Ramberg ou de Michael Rakowitz par exemple. Présentée l’année dernière à l’Institute of Contemporary Arts de Miami, l’exposition Serious Moonlight de Betye Saar poursuit son itinérance dans la cité messine, jonchée sur la colline Sainte-Croix où sont fièrement indiquées ses coordonnées topographiques (49 Nord 6 Est). Puis elle sera acheminée en Suisse, où elle rejoindra le Kunstmuseum Luzern.
Annoncée au vernissage, l’artiste et activiste américaine, née en 1928 à Los Angeles, a finalement fait faux-bond. Les politiques étaient eux bel et bien présents, se succédant au micro pour n’en plus finir de remerciements. C’est pourtant loin des discours des autorités locales que se dévoile l’œuvre lunaire et silencieuse de Betye Saar, hantée de traditions et de récits mis à l’épreuve de la diaspora, nourrie de ses voyages au cours des années 1970 au Nigeria, au Mexique, en Haïti. Il en ressortira un attrait certain pour le syncrétisme : « Ce n’est pas que j’imite le vaudou haïtien, le Hoodoo de la Nouvelle-Orléans, le Chango ou la Santeria. Je prends simplement un peu de chacun d’eux. Il s’agit d’une seule planète et de la façon dont chacun y contribue par ses origines ethniques ou ses pratiques culturelles », reconnaît l’artiste. Dès le début du parcours, le public est incité à quitter le règne de la raison pour une installation d’inspiration vaudou (House of Fortune, 1988), constituée principalement d’objets trouvés ou recyclés, dont de petites peintures en sequins confectionnées par des artistes Haïtiens. Y abondent des cœurs, des mains, les symboles de la lune ou de la foudre. Au milieu de branchages où ont été disséminées quelques cartes (de tarot ?), trois bannières de soie représentant les quatre éléments de la vie (terre, air, feu, eau) encadrent une scène de spiritisme. En son centre, une table en bois marquée des empreintes des mains de l’artiste. Un visiteur averti en vaut deux : le voici possiblement visité par les esprits qui y seront convoqués. Une carte que joue à fond le Frac Lorraine en proposant même des visites de l’exposition guidées par un médium...
Plus avant, d’autres mains patientent, toutes noires, plongée dans un bain de pierres bleues. Elles paraissent cette fois-ci s’élancer désespérément vers le ciel, cherchant une aide quelconque, depuis une pirogue reposant sur un diagramme de Brookes qui montre la façon dont les esclaves étaient entassés dans les navires anglais. Face à cette embarcation de fortune, une carte des étoiles scintille dans la nuit lactée. Désorientation assurée.
Comme un revers de cet univers nocturne nimbé de mystères et des mémoires de l’esclavage, une robe resplendissante se dresse en pleine lumière artificielle, relique flottante tel un fantôme. Il s’agit d’une œuvre plus récente de Betye Saar, intitulée Brides of Bondage (1998). Sur la traîne ont été disposés des voiliers miniatures venus d’un autre temps. Du temps de la traite des esclaves par la marine anglaise, du commerce des étoffes (la soie ici) et des corps, marchandises équivalentes à l’époque comme nous le rappellent une fois de plus les diagrammes de Brookes sur lesquels ont été déposés chaque maquette de navire. Plus loin, le registre du deuil prend une résonance plus personnelle avec un autel réalisé en mémoire de la mère de l’artiste, Beatrice. Son titre, Wings of Morning (1987), est extrait du psaume 139 de la Bible, que Betye Saar associe à la mémoire de Beatrice : « Où irai-je loin de ton esprit, et où fuirai-je loin de ta face ? / Si je prends les ailes de l’aurore, et que j’aille habiter à l’extrémité de la mer, / Là aussi ta main me conduira, et ta droite me saisira. ». D’intime et familiale, l’installation devient publique et contributive, le visiteur étant à son tour invité à déposer une offrande pour les défunts qu’il porte de son cœur. Ce que beaucoup ont fait, l’autel regorgeant à sa base de dons de toutes sortes : photos, stylos, pièces de monnaie, casquettes, lunettes, tickets de métro, etc.
En face de ce généreux autel, une curieuse Oasis (1984-2019) se tient devant nous, non sans quelque humour, évoquant les plages de Martial Raysse avec son néon de couleur orange qui fait scintiller son titre. Sur une étendue de sable blanc ponctuée de plusieurs sphères en verre, un fauteuil en osier pour enfant cerclé de bougies s’offre au regard. Sur son siège, des boutons de fleur symbolisant l’enfance : « Chaque partie de la vie d’un être est une oasis, comme l’enfance, la vieillesse, la mort, et le chemin entre les deux. », précise l’artiste. Sanctuaire dédié au passage du temps, Oasis est présenté pour la première fois depuis trente ans.
À l’étage supérieur, où se dévoile l’ultime partie de l’exposition, la pièce est occupée de tentures de couleurs différentes. Seules des ombres y sont imprimées. On apprend que ces ombres sont celles de l’artiste – qui pose à côté de personnes de son entourage ou en pleine lecture sous deux cages d’oiseau. Ce sont toujours par des voies indirectes et négatives que l’artiste se manifeste à nous. Par l’intermédiaire d’étoffes imprimées, d’empreintes, d’ombres photographiques. Toujours à moitié incarnée, réalisée, comme un symptôme de la condition des Noirs issus de l’exploitation coloniale.