« Quand j’étais enfant, pour les fêtes, il fallait toujours repasser les jupes et les tabliers de ma mère. Alors on repassait et on séchait au même moment, c’est-à-dire qu’on mettait une sorte de rouleau mouillé, on faisait des pliages en carreaux, et on commençait à rouler pendant une demi-heure ou une heure. Et au fur et à mesure que le tissu séchait, la coloration le transformait en une tout autre matière jusqu’à ce qu’il devienne de plus en plus sec et de plus en plus miroité. À la fin, les résultats étaient tout à fait extraordinaires... Le plus étonnant était qu’il s’agissait de tissus quelconques, des cotons colorés avec des indigos... Au fur et à mesure du repassage, les couleurs changeaient et devenaient veloutées et brillantes comme les plus nobles tissus au monde. » Cette scène originelle, décisive pour comprendre la démarche de l’artiste, a été confiée à Jean-Michel Meurice pour son documentaire Simon Hantaï ou les silences rétiniens (1976). Il faut parvenir au terme du parcours conçu par la Fondation Vuitton pour découvrir le portrait de la matrone en tablier traditionnel, couvert de pliages à carreaux devenus fameux. Né en 1922 dans le village de Bia, à proximité de Budapest dont il intègre l’Académie des Beaux-Arts en 1941, Simon Handl, de son vrai nom, aurait eu cent ans aujourd’hui. Afin de célébrer cet anniversaire, la Fondation Louis Vuitton lui consacre une exposition d’envergure avec le soutien de sa femme, Zsuzsa Hantaï, et de leurs enfants, qui ont réuni tableaux, archives et documents inédits.
Tout commence pourtant par de menues pièces, bien loin des pliages de grand format qui feront sa réputation. Fuyant une Hongrie tout juste convertie au socialisme, Simon Hantaï rejoint Paris avec sa femme en septembre 1948 pour un exil définitif. Dès le mois de décembre 1952, il intègre le mouvement surréaliste. Et André Breton de lui consacrer une première exposition deux mois plus tard. De ces débuts, une dizaine d’œuvres est convoquée à Vuitton. Celle qui ouvre le parcours, intitulée Narcisse collectif (1953), vient déranger le visiteur par son étrangeté, par l’incongruité de certains détails. On y voit, assise sur un œuf de couleur bleue, une bestiole chimérique avec un crâne de lapin, un éventail à la main gauche. Ces deux éléments contrastent sur la surface de la toile par leur relief, Hantai recourant au réemploi d’objets préexistants. D’autres toiles, antérieures, sont également dévoilées. De format modeste et aux couleurs ternes, les œuvres du début des années cinquante présentent une approche encore élémentaire du pliage. Ainsi de ces deux tableaux laconiquement intitulés Peintures, confectionnés à partir de toiles froissées. Un troisième, La Momie (1950), est une petite huile peinte sur une photographie imprimée qui trahit l’influence qu’ont eu, sur Hantaï, les collections ethnographiques du musée de l’Homme – son Louvre à lui, comme il se plaisait à le dire. Dès 1955 cependant, le compagnonnage avec le cercle d’André Breton s’achève. Hantaï souhaite en effet librement promouvoir le dripping de Jackson Pollock. Une affinité avec l’Américain établie en cours de parcours qui convainc, malgré les trois décennies qui séparent les toiles sélectionnées : d’un côté les nervures noires aléatoires de Number 26A, Black and White (1948); de l’autre, les tons printaniers des étoilements de Hantaï (Sans titre. Peinture interminable par réduction successive, 1982-1985). Deux tableaux au format vertical de mêmes dimensions.
Une fois cette présentation liminaire envisagée, reste à découvrir une centaine de toiles où est appliqué systématiquement, et sur plus de cinq décennies, le « pliage comme méthode ». Il en va d’un travail préalablement exercé sur la toile, matière première de sa création, où la technique du pliage offre une structure de base à partir de laquelle l’artiste peut déployer sa liberté de création, en faisant varier les coloris, en ménageant des espaces de silence au sein de ses toiles, en jouant de l’asymétrie à l’instar de Barnett Newman. Ce que Hantaï résume par cette formule : « Quand je plie, je suis objectif et cela permet de me perdre ». La première série visible dans l’exposition est celle des Catamurons, entamée dès le début des années soixante, dont les motifs polychromes (bleu, noir, brun) sont isolés sur des fonds blancs. Vient ensuite la série des Meuns, dénomination liée au déménagement de l’artiste dans le hameau de Meun, près de Fontainebleau. Sur une toile blanche nouée aux quatre angles, des formes simples sont privilégiées – pétales ou étoiles aux couleurs souvent uniformes dont le résultat fait songer aux papiers découpés de Matisse. Celle-ci est suivie des Panses, où les peintures sont réalisées au moyen de toiles polychromes pliées, peintes, dépliées puis repeintes, puis des Blancs au début des années 1970 où le blanc envahit l’espace au point de réduire l’étendue des motifs. Une nouvelle étape de son travail débute avec ses Études, où le motif isolé au sein de la toile est démultiplié, voire disloqué au sein de larges formats horizontaux lumineux, avant d’approfondir sa démarche par l’intermédiaire de ses Tabulas (1972-82), qu’il exposera en 1982 au Pavillon français lors de la Biennale de Venise. Alors en pleine reconnaissance internationale, cette année 1982 marque l’annonce publique de son retrait, rompant tout contact avec musées et galeries. Outre la vue d’ensemble sur la technique du pliage, l’intérêt de l’exposition de Vuitton est de révéler pour la première fois la production secrète de son dernier atelier, loin des projecteurs et du marché de l’art. Mais aussi de découvrir avec émerveillement les Suaires et ses Buées (2004) qui reposent dans la chapelle pentagonale dessinée par Frank Gehry. Un retour en grâce sur la scène artistique. Il se trouve que le premier livre d’entretiens publié à la suite de son retrait sera signé Anne Baldassari (Simon Hantaï, 1992), qui est également commissaire de cette manifestation parisienne.