Lorsque la vente du Washington Post au patron d’Amazon, Jeff Bezos, a été révélée début août, les premières réactions ont été plutôt positives. Le vénérable quotidien de la capitale américaine, aux mains de la famille Graham depuis huit décennies, allait mal ces dernières années, étouffé par la baisse de ses recettes publicitaires au point qu’il avait dû sévèrement tailler dans les effectifs de sa rédaction. L’arrivée d’un propriétaire aux poches bien garnies et assurant la main sur le cœur qu’il n’allait pas interférer dans les choix journalistiques du Post pouvait donc légitimement être perçue comme une bonne nouvelle. Depuis, le ton de la discussion a quelque peu évolué. Des faits connus au moment de la transaction mais ignorés dans un premier temps jettent une lumière plus inquiétante sur les perspectives du journal.
Ainsi, on s’est souvenu ces derniers jours d’un accord portant sur 600 millions de dollars passé cette année entre Amazon et la CIA et portant sur la collaboration en matière de stockage des données sur le « cloud ». Certes, cela fait plusieurs années qu’Amazon n’est plus seulement un commerçant en ligne, ayant ajouté un service global de connectivité et de stockage de données à son offre. N’empêche que la taille de ce contrat suggère une proximité avec les agences gouvernementales américaines qui ne rassure pas si l’on s’interroge sur l’indépendance journalistique dont bénéficieront à l’avenir les reporters du Washington Post. Autre fait inquétant : Après les révélations de WikiLeaks en 2010 à partir de câbles diplomatiques américains, Amazon s’était empressé de donner droit aux pressions politiques pour cesser d’héberger WikiLeaks sur ses serveurs.
Jeff Bezos ne peut pas espérer gagner beaucoup d’argent avec le Washington Post tel qu’il se présente aujourd’hui. Mais le quotidien reste un formidable levier de pouvoir, et il est peu probable que l’homme à la tête d’une fortune estimée à 25 milliards de dollars résiste aux tentations de l’actionner à son avantage. Rendre le Washington Post rentable en tant que journal indépendant est une tâche particulièrement ardue, et des observateurs du monde de la presse réunis pour un débat par l’organisation Democracy Now doutent que cela fasse partie des objectifs de Jeff Bezos. « On se demande s’il sera capable de ‘monétiser’ [le Washington Post], s’il va le rendre profitable : probablement, cela lui est égal », a fait ainsi valoir à cette occasion l’éditeur Dennis Johnson.
La pression exercée par Amazon sur les éditeurs traditionnels de livres, souvent à coup de prix très bas, est aussi citée comme une source d’inquiétude dans ce contexte. Certes, ce faisant, Amazon est dans son rôle de challenger en ligne du status quo de l’édition papier. Mais Jeff Bezos n’a pas d’expérience du métier journalistique, et s’il adopte cette approche commerciale à la gestion du journal, il sera difficile pour ce dernier de préserver l’éthique professionnelle de ses reporters, ont avancé Bradley Graham et Lissa Muscatine, anciens journalistes du Post et aujourd’hui libraires à Washington et blogueurs. D’autres commentateurs ont cité à ce propos les pratiques parfois douteuses d’Amazon comme employeur, son attitude anti-syndicale ainsi que l’utilisation de vigiles néonazis en Allemagne. Il s’agit certes d’Amazon, qui n’est pas le nouveau propriétaire du Washington Post, mais ces pratiques approuvées par Jeff Bezos semblent peu compatibles avec la gestion d’un journal aussi prestigieux.
Jeff Bezos a pu, en tant que fondateur et patron d’Amazon, rester discret jusqu’à présent sur ses opinions politiques. Mais, écrit Allan Sloan, ex-journaliste du Post, dans un article d’opinion que son ancien journal a publié la semaine dernière, en tant que propriétaire d’un journal aussi influent que le Washington Post, il se doit de révéler bien davantage ce qu’il pense sur les grands sujets de politique et de société.