Les révélations d’Edward Snowden ont scandalisé beaucoup de monde sur le Vieux Continent, certes, mais on avait malgré tout de la peine, jusqu’ici, à identifier des mesures concrètes supposées mettre les communications des Européens à l’abri des grandes oreilles de la NSA. Il y eut des incantations des hommes politiques en faveur d’une meilleure protection des données personnelles, des deux côtés de l’Atlantique, les cris d’orfraie poussés par la chancelière allemande lorsqu’elle découvrit que son portable était sur table d’écoute américaine, mais peu ou prou d’actes. Plus de deux ans après que l’ampleur et l’indicible aplomb des interceptions américaines ont été mis en lumière, la Cour de Justice de l’Union européenne a enfin montré mardi que l’on peut, malgré l’interconnexion galopante des réseaux et le caractère prometteur voire salvateur de l’économie digitale mondiale, poser des limites à la curiosité des espions.
À juste titre, l’arrêt de la CJUE a fait la une des journaux européens. Initiée par un activiste autrichien, Maximilian Schrems, qui reprochait à l’autorité irlandaise de protection des données d’avoir autorisé l’exportation aux États-Unis des données privées confiées par des internautes à Facebook, la plainte s’est focalisée sur l’accord dit de Safe Harbour datant de 2000 et autorisant le transfert sans formalités aux États-Unis des données privées recueillies auprès de citoyens en Europe. Un arrangement jugé à l’époque indispensable pour favoriser l’essor du Web et qui a grandement contribué à ce que les réseaux sociaux et le cloud, un terrain occupé presqu’exclusivement par des entreprises américaines, s’épanouissent grâce à un accès complet et pratiquement sans entrave aux populations des États-Unis et de l’UE.
Safe Harbour présumait que les données exportées aux États-Unis bénéficiaient d’une protection adéquate, ce qui, après les révélations d’Edward Snowden, s’est avéré être une douce illusion. C’est l’argumentaire avancé par Maximilian Schrems, que les juges de la CJUE ont suivi. La problématique couverte par l’arrêt relève aussi des négociations commerciales transatlantiques en cours, qui pourraient bien aboutir à un arrangement contournant l’invalidation du Safe Harbour. Mais cela suppose que les négociateurs du TTIP s’entendent sur des modalités de transfert des données compatibles avec l’arrêt de la Cour, ce qui, compte tenu de la récente intensification de la méfiance de nombreuses opinions publiques européennes à l’égard du projet de pacte commercial, pourrait bien relever de la gageure.
En pratique, Facebook ou Google ne doivent pas nécessairement renoncer à traiter les données de citoyens européens sur des serveurs américains : ce qui changera pour eux, une fois l’arrêt décortiqué par les juristes, sera vraisemblablement qu’ils devront à l’avenir y mettre les formes. C’est d’ailleurs un effet attendu quelque peu injuste et pervers de l’arrêt, selon des experts : celui de pénaliser les petites entreprises du Net par rapport aux grandes, mieux outillées pour se livrer dorénavant aux formalités qui résulteront de l’invalidation de Safe Harbour. Les Facebook, Twitter, Google, Amazon, eBay et autres grossistes et courtiers américains en données personnelles, mais aussi IBM et Salesforce qui misent sur le cloud, ne décolèrent pas. Contrairement aux organisations de défenses de la sphère privée, qui s’en sont réjouies comme d’un premier pas vers une meilleure protection des données personnelles, eux voient en l’arrêt un désastre. Les organisations qui les représentent n’ont reculé devant aucun superlatif cette semaine pour dire tout le mal qu’elles en pensaient. Agitant l’épouvantail du chômage sans le nommer, le responsable des relations gouvernementales d’IBM, Chris Padilla, cité par le Financial Times, s’est élevé contre ce qui à ses yeux « va déboucher sur une approche très peu coordonnée des questions de réglementation d’Internet en Europe, créant une incertitude économique significative alors que de nombreuses économies européennes restent fragiles ». À l’inverse, dans la Süddeutsche Zeitung, l’éditorialiste Heribert Prantl s’est réjoui sans réserve, parlant sur un ton euphorique d’un jugement historique et d’un « bon et grand jour pour l’Europe ».