Le 16 juin 1940, les Allemands entraient dans Paris et le 17, le Maréchal Pétain s’empara du pouvoir. Le Luxembourg se trouvait sous administration militaire. La presse de gauche avait disparu, de même que l’unique journal francophone. Le gouvernement s’était replié en zone non-occupée et ne donnait plus de signe de vie. Cinq quotidiens continuaient à paraître sous l’œil vigilant de la censure militaire.
Le lundi 17 juin 1940, Jean-Pierre Robert, rédacteur en chef du quotidien libéral Luxemburger Zeitung1, ouvrit le débat : « Wie es kam ». Selon lui, la défaite française n’était pas une surprise, sauf pour ceux qui avaient cru à la propagande des Alliés, ce qui apparemment n’était pas son cas. La population serait mécontente. « Ihr Unmut richtet sich gegen diejenigen, die sie so schmählich in Irrtum geführt hatten. » La colère se dirigerait contre le Front Populaire et les dirigeants socialistes. « Desgleichen wird überall die französische Volksfrontpolitik angeklagt, der die Unterlegenheit der französischen Armee an Material aller Art zugeschrieben wird. Die beiden Léon, Léon Blum und Léon Jouhaux, haben eine schlechte Presse. » Le gouvernement luxembourgeois était également coupable : « Immer heftiger werden bei uns die Vorwürfe an die Adresse der luxemburgischen Regierung, die sich ebenfalls durch die falsche Propaganda der Alliierten in die Irre führen liess, das Land sich selbst überliess und alles auf eine Karte setzte. »
L’attaque est indirecte, Robert se retranche derrière une prétendue opinion publique. Robert dira plus tard que le responsable de la censure militaire avait exigé de lui un article et qu’il n’avait fait que dire ce que tout le monde pensait. Le Luxemburger Wort avait consacré également un article à la défaite française, mais celui-ci ne contenait pas les passages incriminés et se terminait sur un vague souhait de reprise économique. Marcel Fischbach consacra un éditorial à la « patrie immortelle » : « Wir waren ein einig Volk, in dessen Mitte als Symbol eine junge würdige Herrscherin stand. Wir dürfen überzeugt sein, dass die grossen Führer des Weltgeschehens und Neugestalter Europas uns achten für die Anhänglichkeit zur Heimat und ihrer Herrscherin. »2
Les accents patriotiques ne doivent pas nous tromper. En liant sa profession de foi monarchiste à l’accord des « Führer », désignés au pluriel et jugés responsables de la nouvelle carte de l’Europe, Fischbach acceptait la capitulation de la France comme un fait acquis et lançait l’idée d’un retour de la grande-duchesse qui se concrétisa quinze jours plus tard par une démarche officielle de la Chambre des Députés auprès de Von Ribbentrop.
Toute diversité n’avait pas disparu de la presse luxembourgeoise. Les arrière-pensées politiques des uns et des autres étaient évidentes. Le parti clérical défendait ses ministres et s’abritait derrière le symbole monarchique. Le parti libéral, qui avait été écarté du gouvernement en 1938 et n’avait pas été associé à la décision du gouvernement de quitter le pays, ne se privait pas de tirer argument du départ précipité du gouvernement. Georges Schommer et Marcel Cahen étaient certes partis eux-aussi, mais ils appartenaient à l’aile gauche du parti. Robert adoptait la même position que Leo Muller, le rédacteur en chef du Luxemburger Volksblatt, xénophobe et antiparlementaire, dont le parti national constituait une sérieuse concurrence pour le parti libéral.
En 1940, Jean-Pierre Robert avait 59 ans. Il était rédacteur-en-chef de la Luxemburger Zeitung depuis 1922 et faisait, en cette qualité, partie du comité central du parti radical-libéral. Fils d’instituteur, il avait voulu devenir professeur comme Batty Weber, son prédécesseur à la tête de la Luxemburger Zeitung. Il travailla d’abord comme commis des Postes avant de devenir journaliste. Les témoins le décrivent comme un homme tranquille, sans qualités particulières et sans grandes ambitions, un homme pondéré, peu chaleureux, condescendant avec ses collègues et complaisant avec ses chefs.
La Luxemburger Zeitung était une institution. Fondée en 1868 par l’imprimeur Schroell, dirigée à partir de 1893 par l’écrivain Batty Weber, elle atteignit son apogée à la Belle Époque, jusqu’à ce que l’Évêque interdise sa lecture aux fidèles après le vote de la loi scolaire. Devenu déficitaire, le journal fut vendu en 1922 à « un groupe d’amis dont Emile Mayrisch », en fait à l’Arbed, la puissante société sidérurgique, dont Mayrisch était le directeur général. L’historien libéral Jules Mersch jugea cette prise d’influence amicale avec sévérité : « Batty Weber, écoeuré, se retira de la direction politique et ne fournissait plus que son éphéméride et ses critiques théâtrales ; le journal dont le niveau avait déjà baissé devint exsangue sous la direction de J.P. Robert (1882-1949). »3
Fidèle soutien du gouvernement Bech, Robert défendit celui-ci même quand il présenta sa fameuse loi pour la protection de l’ordre politique et social. Ce que Robert craignait par-dessus tout était le désordre social. Son libéralisme était un libéralisme conservateur, nostalgique du règne sans partage des élites bourgeoises et des notables de village. Il combattait avec passion le Front Populaire et ses lois sociales. Il fut plus prévenant face au Troisième Reich, si bien que la Luxemburger Zeitung fut le seul journal luxembourgeois à ne pas avoir été interdit en Allemagne après 1933.
Aloyse Meyer, le successeur de Mayrisch à la tête de l’Arbed, renforça la surveillance politique de l’organe libéral afin de sauvegarder les intérêts de l’Arbed en Allemagne. Batty Weber en fit l’amère expérience, quand il crut devoir taquiner le professeur Kratzenberg, président de la société progermanique Gedelit et décoré à ce titre de la « Goethe-Medaille ». Batty Weber dut s’excuser sur injonction de Meyer : « Lieber Damy Kratzenberg, Unser Freund Aloys hat mich gestern wegen meiner Glossen zu dem Artikel aus dem Wiesbadener Tageblatt hochgenommen. Er gibt mir damit Anlass, dir zu sagen wie es gemeint war, ist und sein wird – falls du es nicht selbst herausgefühlt hast. Ich habe mich in Sachen Goethe-Medaille nicht an dich persönlich gewandt, sondern an die von drüben, die deine Tätigkeit im Interesse deutscher Kultur als ein Bestreben auffassen, uns in den Schoss des deutschen ,Mutterlandes’ zurückzuführen… »4
Après l’invasion allemande, Batty Weber poursuivit la publication de son feuilleton quotidien, parlant des roseraies du Limpertsberg et des vignobles de la Moselle, des plaisirs de la pêche, des premières pommes de terre, du monument de la place Guillaume, de l’orthographe luxembourgeois et des Luxembourgeois d’Amérique. Il parla de tout, sauf de la guerre et des Allemands, faisant semblant d’ignorer leur présence. Jean-Pierre Robert, en tant que rédacteur en chef, assuma et continua sur le chemin qu’il avait emprunté d’abord de façon un peu hésitante. Le 31 août 1940, Robert prit position dans un éditorial (« Das Gebot der Stunde ») publié en marge du manifeste « Heim ins Reich » lancé par Kratzenberg.
Robert y faisait référence à son article du 17 juin qui aurait choqué à l’époque certains lecteurs, selon lui une minorité, bien sûr. Il fallait, dit-il, se placer sur le terrain des réalités. « Die Wirklichkeit ist die, dass vom Nordkap bis Gibraltar, von Gris-Nez bis Constanza Deutschland heute maßgebend ist. » Robert se lança ensuite dans un éloge de la nouvelle Allemagne qui devait avoir un goût amer pour ceux qui avaient déjà eu à faire aux sbires du Gauleiter ou avaient choisi le silence, comme Frantz Clément : « Das Deutschland von heute ist kein Zufallsgebilde. Es ist das Ergebnis einer harten politischen Arbeit und eines politischen Geschehens, die es zu dem drängten, was es heute ist, das Kraftzentrum Europas. Deutschland ist ein schönes, wohlgepflegtes Land mit gesegneten Gegenden und reichen Naturschönheiten. » Il suffisait de penser au Rhin, à la Forêt Noire, aux grandes villes riches et modernes. « Wir kennen auch die Bewohner dieses grossen, schönen Landes. Es ist ein fleissiges, aufstrebendes, intelligentes und geschäftlich zuverlässiges Volk, seine Industrie ist hoch entwickelt. » Et enfin il y avait le caractère du peuple allemand : « Gemütlichkeit haben die Deutschen auch mit uns gemeinsam ».
Cette déclaration d’amour à l’Allemagne avait pour but de rappeler aux Luxembourgeois la période de 70 ans, pendant laquelle le Luxembourg fut réuni à l’Allemagne par une union douanière. « Dieser Zeit-abschnitt bedeutete für Luxemburg eine Blüteperiode, der viele von uns lange nachgetrauert haben. Dies um so mehr, als die nach dem Krieg von den Allierten uns aufgezwungene Lösung niemals als die richtige empfunden wurde. (…) Seit der Verfassungsänderung von 1918, die die Demokratie festigen sollte, ging es im Gegenteil mit ihr bergab: Alle politischen, ja selbst die sozialen Wahlen wurden zu einem Wettlauf auf die Wählermassen, ihr Ergebnis zur Diktatur der Zahl. »
La réunion avec l’Allemagne serait une nécessité. « Bei aller Heimatliebe – die schöne Heimat verbleibt uns ja – stellen wir uns auf den Boden der Wirklichkeit und vor allem auf den der Gesamtheit. Was ist Luxemburg in Europa? Ein schöner und reicher Landstreifen, dessen Eigenleben in diesem großen Erwachen der Nationen nicht mehr seinen eigenen Weg gehen konnte (…) Die Alzette zieht noch immer durch eines unserer schönsten Täler, die Sauer war uns ein lieber Grenzfluss, aber auch jenseits liegt eine Welt. Und wenn die Mosel für uns bei Wasserbillig aufhörte, so folgen wir ihr jetzt bis nach Koblenz und weiter in das grosse Reich. »
En septembre 1940, Robert salua dans une suite de quatre articles les mesures décrétées par le Gauleiter (« Der Wendepunkt »). Il n’évoqua pas les lois contre les juifs, mais approuva explicitement la dissolution des partis politiques, la suppression des chambres professionnelles salariales, la fin du contrôle des échanges (clearing) et constata, « dass der bisherige Zahlungsverkehr zwischen Luxemburg und dem deutschen Reich eine umständliche Sache und eine Hemmung des wirtschaftlichen Lebens (bedeutete). »5 Les conditions seraient réunies pour rejoindre le « grossdeutschen Wirtschaftsraum ».6
J. P. Robert n’était pas un homme à décider tout seul de ce qu’il convenait d’écrire. Robert n’avait pas d’opinion personnelle, il pensait ce que pensait tout le monde, il était un homme du compromis. Il prétendit plus tard que l’article « Die Umstellung » paru en août avait été décidé en commun avec Batty Weber et Camille Erdmer, le directeur du journal, et qu’il avait été soumis à Aloyse Meyer en tant que propriétaire du journal et que l’article du 31 août, « Das Gebot der Stunde », avait été préparé par Erdmer, approuvé par toute la rédaction, et ensuite soumis pour avis à Aloyse Meyer. Il fréquentait le Café des Casemates, tenu par un cafetier allemand, et y rencontrait pour l’apéritif Léon Muller et Damien Kratzenberg.
Robert assimila très vite la terminologie nazie. La conversion à l’idéologie fasciste devint complète avec l’éditorial du 30 janvier 1941 consacré au huitième anniversaire de la prise de pouvoir d’Hitler. Robert se vanta d’avoir vu juste dès 1933 : « Die einen, und zu denen gehörten wir, bekannten sich zu dem Grundsatz, dass es jedem Land freistehen soll, die Regierungsform zu wählen, die es wünscht und fanden sich mit der Tatsache ab, dass es von nun an der Nationalsozialismus sei, der in Deutschland unter seinem Führer Adolf Hitler die Politik und die Gesetze machen sollte. »
L’enjeu de la guerre ne serait pas la conquête de quelques morceaux de territoire ou d’illusoires revanches, mais la naissance d’un monde nouveau, d’une nouvelle façon de penser. Premier principe : l’individu ne compte pas. « Der Einzelne zählt nur als Glied der grossen Volksgemeinschaft, in der und für die er arbeitet. » Deuxième principe : l’égalité n’existe pas. « Denn der Nationalsozialismus macht nicht, wie die französische Revolution es wollte, alle Menschen gleich, sondern er will nur für alle die Gleichheit der Bedingungen für den Lebenskampf schaffen… » L’esprit de compétition et la subordination à la communauté supposent un changement d’esprit radical : « Wo blieb das Gefühl der Zusammengehörigkeit, wo bei dem Einzelnen das Bestreben, dem Ganzen zu dienen? Jeder Einzelne dachte nur an sich, jede Gruppe hatte nur ihre Belange im Auge, jede Klasse dachte nur an ihre Vorteile und bekämpfte die anderen Klassen und Schichten. »
A partir du moment où le journal libéral était complètement aligné, la question de sa survie se posait. Elle se posait aux lecteurs au moment du renouvellement de l’abonnement, elle se posait à la puissance occupante : pourquoi fallait-il maintenir en vie plusieurs journaux, s’ils disaient tous la même chose ? Le 30 septembre 1941 la Luxemburger Zeitung mit fin à son existence, en invoquant l’immense concentration des forces exigée par l’époque nouvelle. « Die Gefolgschaft der Luxemburger Zeitung tritt in die Gefolgschaft des Luxemburger Wort ein. » Trois autres journaux, le Luxemburger Volksblatt, la Obermosel-Zeitung et le Landwirt subirent un sort identique.7
Jean-Pierre Robert entra à soixante ans comme simple rédacteur au Luxemburger Wort qui depuis septembre 1940 n’appartenait plus à l’Évêché. Il s’y occupa de la page économique, où il remplaça Marcel Fischbach qui était tombé en disgrâce et avait été sanctionné. Il rejoignit Pierre Cariers, comme lui un vétéran du journalisme luxembourgeois qui servit l’occupant jusqu’au bout, et Joseph Hanck qui s’était découvert une vocation de journaliste sous l’occupation. Léon Muller profita du sabordage de son journal pour se retirer de la profession. Robert publia des centaines d’articles pronazis en les signant de son nom entier ou de la lettre « r ». Lorsque le 8 septembre 1942, après la grève générale, parut l’appel des « deutschgesinnte Luxemburger »8, le nom de J. P. Robert se trouva en deuxième position, juste après celui du professeur Kratzenberg et quelques places devant celui de l’écrivain Norbert Jacques. Il était devenu un pilier de la collaboration.
J. P. Robert fut arrêté le 9 octobre 1945, un mois après la libération du pays. Ses anciens collègues furent appelés comme témoins. Paul Muller, le correcteur du Wort, avait vu les manuscrits qui n’avaient pas été changés par les Allemands. René Jeitz se rappelait son sourire : « Er lächelte mitleidig, wenn wir von einem alliierten Sieg sprachen. » Selon Robert Thill, il n’avait jamais placé un acte de protestation. « Er hat gedienert. » Kratzenberg lui certifia qu’il était « ein ehrlicher, deutschbewusster Mann. » Seul Cariers se souvenait d’une remarque de Robert vers la fin de la guerre : « Die Sache bekäme doch eine andere Wendung. »
A-t-il agi sous la contrainte ? Non, son comportement ne s’explique ni par la peur, ni par l’ambition. Il avait obtenu tout ce qu’il pouvait attendre. Il n’avait pas non plus d’ancêtres allemands et son épouse était d’origine française. Il n’était pas né nazi, il l’est devenu. Il a été un nazi convaincu, il était sincèrement convaincu que l’Allemagne avait gagné la guerre et qu’il fallait s’adapter, une sorte de raison d’état qui était fondée sur le primat de l’économique et un ressentiment antidémocratique. Même au moment de l’alignement total, il a été collaborateur à sa façon, avec ses mots, ses choix. Dans sa trajectoire il s’est senti fidèle à lui-même, il est allé au bout d’un libéralisme réduit à l’économie, adversaire de l’ascension des masses et de l’égalité sociale.