Les chiffres sont connus, du moins dans leur estimation. Les grands musées ne présentent au public que cinq pour cent environ, très très peu donc, de leur collection. Une enquête à ce sujet a été récemment réalisée par la revue en ligne américaine Quartz auprès d’une vingtaine d’institutions prestigieuses. Que certains musées ne s’empressent pas d’y répondre ne doit pas surprendre ; l’idée pourrait venir aux politiciens et au public de se servir de ces trésors cachés pour argumenter une réduction, voire un arrêt des achats. A contrario, on mettait en doute jadis la création d’un musée d’art contemporain en disant que les œuvres faisaient défaut. Alors que des achats antérieurs suffisaient déjà largement à l’époque à remplir les quelque 3 000 mètres carrés. Aujourd’hui, le Mudam compte dans sa collection un petit millier d’œuvres. Après quelques expositions y ayant puisé, il était plus que temps et tentant de se pencher sur le fait même. Descendre dans la cave d’Ali Baba ou réveiller les belles au bois dormant.
D’habitude, le choix des œuvres sorties de l’ombre dépend de la subjectivité d’un curateur (anglicisme bien que d’origine latine, il s’agit de prendre soin) ou commissaire (sans rapport avec la police). Qui décide d’une thématique par exemple, ou moins arbitrairement peut-être, s’appuie sur la chronologie, la provenance. Shirana Shahbazi et Tirdad Zolghadr pour Deep Deep Down – rien à faire avec Mike Patton et son Mondo Cane, bien que le texte de la chanson dise : Now yes look at me, come here – sont allés plus loin, ailleurs, après leur plongée dans la collection, dans leur invitation au sous-sol du Kirchberg, foyer, auditorium, galeries est et ouest.
À notre grand étonnement, ils évoquent une curation (laissons passer le mot) « sans signification ». Ce qui ne l’empêche pas de signifier de suite, rien que par la réaction, du moins une conclusion possible, à une extension quasi infinie de l’exercice, à tous les domaines hors des arts non moins, par tous les moyens (voir les influenceurs et influenceuses sur les réseaux sociaux). C’est ce qu’on croit lire, en simplifiant, dans leur texte du dépliant qu’il faut recommander très vivement aux visiteurs. Pour confronter après la pratique à son point d’ancrage théorique, en premier toutefois pour voir clair dans les différentes parties de l’exposition, quels en ont été les critères ou paramètres choisis, qui s’avèrent purement quantitatifs (ce qui n’exclut pas de notre côté quelques doutes, notamment sur la présence de telles donations, ce n’est pas essentiel, le tabou des règles peut être brisé, et peut-être présence due quand même au hasard, à quelque coup de dé).
Une seule œuvre par artiste, pour commencer, et la première apparaissant dans le registre d’inventaire. Et puis, après l’exclusion des œuvres où il y avait trop d’exigences, ont joué les dimensions, le plus petit objet étant prioritaire. Ce qui fait dans la galerie est un accrochage surprenant à première vue, inattendu, et par là-même excitant pour l’œil et pour l’esprit, avec sur deux côtés des tailles qui augmentent ou diminuent, et sur les autres murs, les fiches des œuvres de la collection non retenues. Il est cet effet d’optique, de perspective, il est d’autre part des rencontres imprévues, un peu le hasard objectif des surréalistes. Cela fonctionne, du moins est-ce notre impression, notre avis, alors que dans la galerie ouest, où c’est l’ordre alphabétique (le nom de famille de l’artiste) qui est suivi, avec des tailles différentes, cela fait un peu ressembler au capharnaüm des expositions de sociétés régionales d’artistes.
Le compte rendu aurait dû commencer autrement, par les premiers pas, en bas de l’escalier formidablement tourné de Pei. Dans le foyer, c’est une belle installation de caisses, lieu de conservation des œuvres en réserve, aménagées en auditoire, alors que celui du bâtiment même accueille un programme de projections, les œuvres audiovisuelles de la collection. Allez-y voir de près ces caisses amoncelées, bien ordonnées, ça vaut le coup pour les noms des artistes, des transporteurs, pour les traces de voyage ou d’usure. C’est tout aussi instructif, et passionnant des fois, que de s’attacher aux cartels dans une exposition, offrant bien des informations. Ainsi, toujours objectivement, on peut imaginer une exposition organisée suivant l’histoire même de la collection, avec les moments des différents achats, c’est là l’affaire du visiteur.
Shirana Shahbazi et Tirhad Zolghadr déclarent vouloir de la sorte à voir la collection dans son état naturel. Difficile à dire cependant ce qu’il est exactement. Et ils ajoutent : la rendre tangible, visible, compréhensible. Pour cette dernière qualité, ou plus loin quand il est question de la saisir aussi intellectuellement, on peut se demander si leurs critères ou paramètres sont les mieux adaptés. Il est vrai qu’ils éliminent (plus ou moins) le bon vouloir, le choix d’un sujet, mais est-il absolument rejetable du moment qu’il est avoué, argumenté (et s’avère enrichissant). Eux-mêmes, dans leur texte, insistent sur la contingence de toute curation, son côté provisoire, passager (les collections vivant autrement au fil du temps). C’est leur propre, c’est l’avantage de leur richesse : elle invite à toutes de saisies, de visions, à toutes les expériences possibles. La leur en est une, plus hardie peut-être dans son dessein, on la dira à la fois stimulante et discutable.