Si les produits traditionnels d’investissement socialement responsable (ISR) continuent à bien se distribuer, ils souffrent encore d’un manque de transparence qui constitue un sérieux frein à leur succès. De plus, la finalité de leur investissement est souvent liée à des réalisations d’envergure promues par de grandes entreprises, souvent éloignée des préoccupations des investisseurs.
Le groupement Eurosif – composé de différents forums et associations nationales d’investisseurs dits « responsables » dans treize pays européens – a publié au début de ce mois sa traditionnelle étude sur l’état des lieux de ce type de placements en Europe. Pour Eurosif, un fonds « lambda » se transforme en fonds éthique dès qu’il présente au moins un critère d’exclusion (par exemple : l’armement ou le nucléaire civil). Suivant cette définition à minima, Eurosif compte 10 150 milliards d’euros d’encours gérés selon des stratégies ISR en Europe à la fin 2015 – soit près de la moitié de la gestion d’actifs sur le continent. Ils ont connu une croissance de plus de 22 pour cent depuis 2013.
Si on ajoute d’autres critères d’exclusion visant à éliminer les entreprises les plus controversées pour des raisons sociales ou environnementales (stratégie adoptée entre autres par le Fonds de Compensation luxembourgeois), on peut déjà diviser ce chiffre de moitié.
Un peu plus exigeante et directement importée des États-Unis, une troisième méthode consiste à exercer une politique d’engagement et de vote active pour les actions détenues en portefeuille. Le fonds de pension des fonctionnaires californiens Calpers (qui gère 300 milliards de dollars d’actifs) en fait régulièrement usage. Ce type de fonds ISR attire 4 270 milliards d’euros, surtout au Royaume-Uni où cette forme d’activisme actionnarial est très prisée.
Les approches d’intégration ESG (prenant en comptes des critères positifs sur des aspects liés à l’Environnement, le Social et la Gouvernance) et de « best-in-class » (sélectionnant les entreprises les plus durables par secteur industriel et par zone géographique) rassemblent 2 646 milliards aux États-Unis et 493 milliards d’euros en Europe, toutes deux en hausse de 39 pour cent sur la période. Si les philosophies sont comparables, l’approche « best-in-class » est un peu plus restrictive.
Enfin, deux stratégies ISR sont en train de prendre leur envol : les investissements thématiques, tels que les portefeuilles consacrés aux énergies renouvelables ou à l’efficacité énergétique, et l’investissement d’impact où la recherche de rendement va de pair avec des objectifs environnementaux ou sociaux.
Les obligations vertes fortement promues par la Bourse de Luxembourg constituent aujourd’hui le fer de lance de cet « impact investing ». Ce segment a connu une progression impressionnante. Les Pays-Bas sont les acteurs dominants sur ce marché, qui atteint près de cent milliards d’euros et a augmenté de 120 pour cent entre 2013 et 2015.Ces deux approches rassemblent respectivement 145 et 98 milliards d’euros, des encours multipliés par 2,5 et 4 en tout juste deux ans. L’investissement responsable semble mûr pour une nouvelle transformation vers davantage d’efficacité.
Au-delà des chiffres, pour que l’investissement responsable change d’échelle et contribue à réorienter la finance vers une économie plus durable, il serait temps qu’émerge un label européen visant à rendre plus visible ce type de placements auprès des investisseurs particuliers comme institutionnels. On peut se réjouir que les travaux autour de l’Union du marché des capitaux mettent à l’étude une future intégration de dimensions ESG et ont pour cela annoncé la création d’un groupe de travail d’experts chargé de faire des propositions dès 2017. Sa composition est en cours.
Ce serait une bonne nouvelle pour crédibiliser le marché des ISR, comme lorsque l’apparition d’un label « bio » européen a permis de largement populariser l’agriculture biologique par rapport à l’agriculture productiviste au début des années 90. Le succès de l’« impact investing » montre également que de plus en plus d’investisseurs sont à la recherche de projets investissant dans des entreprises ciblées actives dans un territoire donné, plutôt que d’investir dans un fonds de placement qui va surtout toucher des entreprises transnationales dont la politique sociale ou environnementale serait au mieux « moins pire » que celle de leurs concurrentes…
En plus, ce type de méga-entreprises est rarement géré dans une logique visant la transition énergétique, ce qui n’est pas une surprise étant donné la pression qu’exerce sur elles leur actionnariat majoritaire pour qui le rendement maximal et à court terme reste l’alpha et l’oméga de la gestion d’entreprise. Ces fonds ISR ne financent pas les PME qui n’ont souvent accès qu’au crédit bancaire pour subvenir à leurs besoins de financement. Malgré des taux d’intérêt qui flirtent avec le nul voire le négatif, le robinet du crédit bancaire reste effectivement resserré pour ces entreprises vitales pour l’activité des économies des pays industrialisés comme en voie de développement, car créatrices de la moitié de l’emploi salarié dans le monde selon une étude de la Banque Mondiale publiée en juin dernier.
Pas étonnant dès lors que les investisseurs particuliers exigeants en matière de responsabilité et de transparence des placements se ruent sur des produits visant des initiatives très concrètes, souvent situées à proximité de leur lieu de vie. En Belgique, l’association Financité a lancé en 2014 un label intitulé « Finances solidaires » visant à promouvoir ce type de placement et en a dressé un bilan en octobre dernier. C’est ainsi que 35 organisations (31 coopératives et quatre Asbl) ont pu se financer directement via l’achat de part de coopératives ou d’émissions obligataires qui ont largement contribué à les financer en direct, soit en totalité soit en mix avec un crédit bancaire traditionnel, les banques constatant qu’elle n’étaient plus les seules à porter le risque financier. L’encours total investi est estimé par Financité à 166 millions d’euros pour la fin de cette année avec au total plus de 63 000 personnes qui se sont mobilisés pour ce type de produits.
En France, le baromètre des finances solidaires a été marqué par une forte progression des encours en 2015 : +24 pour cent sur un an, pour un total de 8,46 milliards d’euros. On compte désormais plus d’un million d’épargnants solidaires dans l’Hexagone, dont 344 000 nouvelles souscriptions rien que l’année dernière. En 2015, ces épargnants ont orienté 1,62 milliard d’euros vers des entreprises ou associations exerçant des activités à forte utilité sociale ou environnementale. Ces placements ont ainsi généré 5,32 millions d’euros de dons à des associations et généré 290 millions d’euros de financement solidaire (contre 240 millions en 2014). Cela a permis de créer ou de consolider 31 000 emplois, de reloger 4 500 personnes, d’approvisionner 50 000 foyers en énergie renouvelable, et de financer 80 acteurs du développement économique dans les pays du Sud.
Quant au Luxembourg, les coopératives qui ont fait appel à l’épargne publique ont connu un grand succès ces derniers mois : citons Equi Enercoop, une coopérative de production d’électricité à partir de panneaux photovoltaïques à Junglinster, la coopérative agricole Terra à Eich ou la toute nouvelle épicerie biologique sans emballage Ouni qui ouvrira ses portes dans le quartier de la gare ce mois-ci ; toutes ont fait appel avec succès à l’épargne populaire pour mener à bien leur projet.
Mais l’investissement direct ne doit pas faire oublier qu’il existe d’autres moyens de financer les petites structures du secteur marchand et non-marchand. Dans une étude parue en juillet dernier, le département de recherche et analyse de marché du Fonds européen d’investissement (hébergé par la BEI) a démontré l’importance du rôle des banques coopératives en Europe pour leur capacité à financer les PME. De son côté, Etika fêtera au début de l’année prochaine avec son partenaire la BCEE les vingt ans de son mécanisme « épargne alternative » qui a permis le financement de plus de 80 organisations (des PME de type Sàrl, des coopératives, des Asbl, des entreprises familiales d’agriculture biologique etc.) grâce au 52 millions d’euros d’épargne déposés par plus de 1 100 épargnants au Luxembourg.
Mais il reste un problème de taille auquel sont confrontées toutes les banques éthiques, sociales ou publiques qui soit par mandat public, soit par initiative privée privilégient l’investissement dans l’économie réelle plutôt que dans les produits financiers. Elles sont pénalisées par une réglementation taillée sur mesure pour des banques universelles investissant également dans des produits hautement spéculatifs. Le président de l’Association européenne des banques coopératives demande ainsi une réglementation plus adaptée pour les banques effectivement actives dans le financement des PME. Espérons qu’il soit entendu car la transition énergétique ne pourra pas être financée uniquement par des initiatives locales faisant appel au crowdfunding…