Marco Boly a dirigé des chantiers au Nigeria et supervisé la logistique d’Arcelor-Mittal. Cet ingénieur se retrouve aujourd’hui devant sa plus difficile mission : réformer une Inspection du travail et des mines (ITM) sclérosée, une administration dans laquelle, jusqu’il y a quelques mois, certains secrétaires se servaient encore de machines à écrire. (Ils ont depuis été inscrits dans une formation Word.) Proche de la cinquantaine, le directeur faisant fonction est un géant. Or, malgré sa stature massive, il dégage une nervosité impatiente, plus Sisyphe que Hercule. L’ITM est une maison divisée, certains ont rallié le petit noyau autour de Boly, d’autres refusent toute collaboration avec l’intrus venu du privé. Boly dit comprendre leurs frustrations : « Imaginez partir tous les jours au travail, sans procédures claires, sans feed-back de la direction, sans savoir si le dossier a avancé ou non. Et ceci des années durant. Et imaginez retourner encore et encore chez des salariés qui avaient sollicité votre aide, et qui finissent par – plus ou moins littéralement – vous cracher dessus parce que rien ne s’est amélioré. C’est naturel que si vous voulez sortir ces fonctionnaires de leur comfort zone qu’ils se sont aménagée, ils vont répondre : ‘Je veux bien, mais commencez par mon voisin.’ »
Gustave Meisenburg, un ancien syndicaliste devenu inspecteur du travail s’est rallié au camp Boly. Il veut y croire, de nouveau, mais comprend les difficultés : « Moi aussi, des fois, j’ai eu des gros coups de flemme. Si, des années durant, personne ne prend au sérieux ton travail, alors pourquoi continuer à le faire sérieusement ? Certains en ont simplement marre… Il faut une énorme capacité de souffrance pour retrouver l’énergie et se relancer après tant d’années, après tant d’audits. » Des échanges musclés, il y en a eu, des insultes aussi. « Certains, vous ne les changerez plus, dit Boly. Ils se cachent derrière leur statut de fonctionnaire, impossible de les en débusquer. » Lorsqu’on lui demande s’il peut compter sur des soutiens à l’intérieur de l’ITM, Boly pointe un slide Powerpoint intitulé « resistance to change » et énumère les phases du deuil : colère, confusion, dépression, crise, acceptation et nouvelle confiance. « Aujourd’hui, chacun de nos cent fonctionnaires circule quelque part sur cette courbe ».
Dans l’imbroglio de l’ITM, l’ex-directeur Robert Huberty tient le rôle du héros tragique. C’est un homme élégant et poli, incapable de trancher autant que de déléguer. Dans l’audit confidentiel présenté début printemps au ministre du Travail Nicolas Schmit (LSAP), EY (précédemment Ernst & Young) relevait la maladive concentration du pouvoir au sein de l’ITM : « Le directeur prenait même en charge les activités qui autrefois étaient sous la responsabilité du secrétariat : la gestion du courrier, l’organisation de déplacements, la réservation de salles, etc., donnant au personnel administratif le sentiment de ne pas avoir d’utilité dans ces fonctions. » Une accumulation qui allait fatalement conduire au surmenage et au blocage : « Plus de 70 documents portés à la connaissance d’EY (propositions de procédures, propositions de loi, documentation des activités, description de postes de travail,…) ont été soumis au directeur pour validation, pour certains il y a plus de quatre ans, mais n’ont fait l’objet d’aucun retour de sa part. » (Contacté par le Land, Robert Huberty n’a pas souhaité commenter.)
Lorsqu’il est nommé en été 2013, Robert Huberty était déjà proche de la retraite, et tous savaient qu’il allait être un directeur-parenthèse. Candide ou courageux, le directeur finit assommé par l’audit qu’il avait lui même lancé. Pourtant, il était bien placé pour connaître les dysfonctionnements de l’ITM. Passé en 1991 du Premier ministre Santer au ministre du Travail Juncker, il avait travaillé douze ans durant dans le service technique de l’ITM. Si sa décision d’ouvrir les portes aux auditeurs d’EY étonna, ses incitations aux fonctionnaires farouchement divisés en clans d’ouvrir leurs cœurs stupéfièrent. Huberty donnait carte blanche, encourageant EY à parler à autant de fonctionnaires que possible, anonymement et sans présélection. Entre novembre 2014 et mars 2015, 45 fonctionnaires (sur un total de 111) déversent leur bile, mettant à nu des bizarreries administratives par dizaines.
L’audit peint un portrait cru. La désorganisation : « Tandis que quelques personnes ne savent pas qui est leur responsable hiérarchique, d’autres ne reconnaissent et ne respectent pas leur supérieur hiérarchique, car rien n’atteste leur statut sinon la liste téléphonique ». Le je-m’en-foutisme : « Une partie du personnel refuse d’accomplir certaines tâches de travail, comme par exemple répondre aux appels téléphoniques entrants ». Les absences injustifiées érigées en système : « Les inspecteurs n’ont aucune obligation de justifier leurs sorties et leurs absences ». Le burn out : « Le taux d’absentéisme a augmenté de 58 pour cent entre 2012 et 2014 ». Les possibilités d’abus : « Le kilométrage après chaque sortie n’est pas comptabilisé, et les dépenses routières ne sont pas contrôlées ». L’impunité : « Les personnes ayant commis une erreur ou un abus n’avaient, a priori, subi aucune sanction ni conséquence ».
EY décrit enfin l’impuissance volontaire d’une administration qui, en théorie, dispose de moyens coercitifs importants : « Il semblerait que la direction minimise ou n’autorise l’exercice de leurs [des inspecteurs] pouvoirs coercitifs qu’à titre exceptionnel ou même pas du tout. Certains inspecteurs ont rapporté qu’ils n’étaient en mesure que ‘de constater et de rapporter à la hiérarchie’ sans pouvoir sanctionner et agir sur les dossier que la direction retient et ne fait pas aboutir. » Un projet de règlement grand-ducal visant à étendre les pouvoirs de sanction de l’ITM « n’a jamais été validé ni transféré par la direction auprès des instances compétentes ». Par conséquent, les inspecteurs « ne sont plus pris au sérieux ou respectés par les employeurs et les entreprises » ; ils sont frustrés et « éprouvés sur le plan émotionnel ». Censée veiller à la sécurité et aux droits de 380 000 salariés, l’ITM est devenue un sujet de dérision, un tigre en papier.
Le constat est terrible, mais il n’est pas nouveau. À cinquante reprises, EY se réfère aux cinq audits qui, entre 2002 et 2012, l’ont précédé. Nicolas Schmit a dépensé 362 060 euros pour se faire reconfirmer ce que tous savaient déjà. Ces dysfonctionnements connus posent la question de la responsabilité politique des ministres du Travail successifs Jean-Claude Juncker, François Biltgen (CSV) et Nicolas Schmit (LSAP). Évoquant son bilan politique, Juncker avait l’habitude de citer comme sa plus grande fierté le « frein absolu mis au néolibéralisme » dans le droit du travail. Or, pour compenser, il a confiné l’ITM dans une position de faiblesse. « Je le dis de manière trop brutale peut-être, mais je pense que, depuis longtemps, tous s’étaient résignés à ce que l’ITM fonctionne de la manière dont elle fonctionne », avance Nicolas Schmit. Or, il se veut en rupture, volontariste, dit prendre « ses responsabilités, contrairement à d’autres ministres ». Malheureusement, il n’aurait pu s’y atteler plus tôt, lui et son administration ayant été pleinement occupés par la réforme de l’Adem.
Paul Weber, un ingénieur-chimiste de formation, avait dirigé l’ITM entre 1990 et 2013. Lorsqu’il est nommé, de nombreux inspecteurs travaillaient encore à partir de leur domicile. Dans l’ITM, on parlait de « Porette-Büro », car, les beaux jours, ce proto-télétravail permettait de cultiver son jardin. Durant le mandat de Weber, l’effectif de l’ITM passera de 28 à 97 employés, dont la plupart furent mis sur des dossiers commodo/incommodo. (Sur 63 inspecteurs assermentés, seuls 17 sont sur le terrain.) Depuis la fin du recrutement d’anciens secrétaires syndicaux (un droit de proposition syndical aboli en 2007), la plupart des recrues étaient des transfuges de la Poste, heureux de se mettre à l’abri des privatisations. Pour les candidats sortis des examens-concours, l’ITM, dont la mauvaise réputation n’était plus à faire, constituait souvent un choix par défaut. L’administration vit ainsi débarquer des dizaines de techniciens que rien ne préparait aux lugubres réalités du terrain. « Imaginez être envoyé, sans préparation ni suivi psychologiques, sur un accident du travail, dit Marco Boly. Et nous ne parlons pas de quelqu’un qui s’est coupé le doigt. Nous parlons d’accidents mortels ; des gens qui pendent encore aux machines lorsque vous arrivez. Dans un état dans lequel vous ne voulez jamais voir un être humain. »
Ce fut Robert Huberty qui avait pris l’initiative de passer par un cabinet de headhunters pour trouver son nouveau directeur adjoint. Si, a posteriori, Marco Boly apparaît donc comme l’homme du ministre, les deux disent ne s’être jamais rencontrés avant 2014. À leur première réunion, le ministre posait une condition « sine qua non » au premier classé du pénible processus de sélection : démissionner de son poste de maire de la commune de Septfontaines, une Majorzgemeng. « Ce n’est pas écrit dans la loi, mais c’est écrit dans ma tête, dit Schmit. Je n’accepte pas les conflits d’intérêts. Juridiquement, je n’étais pas en droit de le demander, mais j’étais en droit de choisir le deuxième classé. » Lorsque, début octobre 2014, le nouveau directeur adjoint débarque à l’ITM, il est perdu. Robert Huberty, son directeur, n’a pas prévu de tâches pour lui. Pour Marco Boly commence alors une étrange période d’inertie. « Je ne pensais pas que cela pouvait exister. J’étais assis toute la journée derrière mon bureau attendant bis der Dag Owend gëtt. J’ai donc commencé à compiler des statistiques ; mais le directeur est devenu très nerveux, il ne voulait ni les regarder ni en entendre parler. » Boly est cantonné à l’étage de direction au quatrième. « Pour aller parler à des fonctionnaires, je devais demander l’accord du directeur. Il m’était interdit de leur parler sans sa présence. Du coup, j’avais tout le loisir de lire les cinq audits qui ont précédé celui d’EY. »
Paul Weber explique avoir suivi les préceptes du « lean management des Japonais ». Il avait créé des divisions dotées chacune de leur « chasse gardée » : « Cette autonomie donnait aux inspecteurs un certain pouvoir, dit-il aujourd’hui. Et, pour ceux-ci, c’était là souvent une source de motivation ». La stratégie de Weber était de miser sur « les dix à vingt pour cent de motivés » pour tirer les restants vers le haut. Lorsque, des années plus tard, Marco Boly débarque dans l’ITM, il découvre une administration atomisée et individualisée où, « tous les jours, on réinventait la roue ». « C’était laissez faire, laissez passer ; on m’expliquait que cela avait toujours été ainsi... »
Lorsque se dessine le diagnostic du rapport d’EY, Nicolas Schmit cherche du sang neuf : « Les gens me demandent : ‘Pourquoi avez-vous démis MadameScholtus [l’ancienne directrice de l’Adem] de ses fonctions ?’ Et bien, tout simplement parce qu’on ne peut pas prendre un nouveau départ avec quelqu’un qui, des années durant, était responsable de choses qui ne fonctionnaient pas. » Et il ajoute, avec fierté : « Ce n’est pas simple de démettre un fonctionnaire, je le sais entretemps. Malgré cela, j’ai réussi à faire ce que peu de ministres font. » Or, Huberty eut la grâce de se mettre en congé de récréation, en attendant sa retraite le 28 février 2016. Nicolas Schmit se tourne alors vers le nouveau-venu Boly. À l’autre directeur adjoint, le juriste (et proche du CSV) Claude Lorang, qui se voyait déjà directeur, le ministre aménagea une sortie honorable en le nommant directeur de l’École supérieur du travail. Schmit demande à Boly s’il se sent « assez fort » pour reprendre la direction de l’ITM. Celui-ci répond par l’affirmative. Mais, avoue-t-il entretemps, « combien de fois me suis-je demandé : pourquoi moi et pourquoi maintenant ? Pourquoi pas six mois plus tard, lorsque j’aurais été plus dans la matière... »
Le nouveau capitaine de l’ITM n’a d’autre choix que de rebâtir en haute mer un navire qui prend l’eau. « Nous ne pouvons fermer pour travaux de rénovation, il faut continuer à assurer les affaires quotidiennes. » Et, pour aggraver la situation, sa nomination a provoqué un exode d’inspecteurs, préférant partir en retraite anticipée. Une saignée de décennies d’expériences cumulées, dont l’ITM mettra des années à se remettre. « Je n’ai jamais vu qu’on annonce le départ à la retraite par un mail qui dit : ‘Aujourd’hui est mon dernier jour de travail ; Äddi a Merci !’ », s’étonne Boly qui dit vouloir passer de 90 à 200 employés (et de 17 inspecteurs à quarante sur le terrain) dans la prochaine décennie. En attendant, il doit limiter les dégâts et éviter une baisse trop brutale des effectifs. La pyramide d’âge contribue au brain drain : la grande majorité des fonctionnaires de l’ITM a dépassé la cinquantaine.
Excepté six semaines dans les Ponts et chaussées, Boly n’a jamais travaillé dans le secteur public. Le nouveau directeur faisant fonction – il n’est pas assuré qu’il sera nommé directeur lorsque Huberty partira officiellement à la retraite d’ici cinq mois – se cramponne donc aux repères du privé. La présentation Powerpoint avec laquelle il fait le tour des responsables patronaux, politiques et syndicaux est bourrée d’anglicismes de la littérature managériale (« core-business », « work-flow », « know-how », « challenge ») qui collent mal avec l’esthétique de la fonction publique. Un décalage qui incita les membres CSV de la commission parlementaire du Travail à douter de la faisabilité des mesures annoncées « en raison des conditions qui diffèrent de celles du secteur privé ».
Durant les deux heures d’interview, Boly martèle ses mots d’ordre : nouveaux recrutements, formation continue et reconnaissance de la carrière d’inspecteurs. « Sans signaux forts envoyés par la politique aux employés, leur signifiant qu’ils sont pris au sérieux, qu’ils sont valorisés, ce sera très difficile. » Le ministre du Travail veut étendre le pouvoir de sanction de l’ITM via la loi détachement. Si, actuellement, l’ITM ne peut fermer un chantier que pour raisons de sécurité ou de santé, à l’avenir, elle devrait également pouvoir le faire en cas d’« infractions graves du droit du travail ». En parallèle, les amendes – qui actuellement comptent pour des cacahouètes (2 500 euros pour « défaut de détention des documents exigés ») – seront revues à la hausse et la responsabilité en cascade étendue jusqu’au maître d’ouvrage. L’ITM privilégiait traditionnellement les actions coup de poing médiatiques. Une cinquantaine de policiers, de douaniers, et d’inspecteurs du fisc et du travail descendant sur un grand chantier, le tout couronné par un communiqué de presse. Les inspecteurs pouvaient ainsi se sentir, quelques heures durant, comme des sheriffs. Or, les syndicats exigent des contrôles en continu sur les milliers de chantiers, avec des équipes plus petites et mobiles et, surtout, plus réactives. (Selon Jean-Luc De Matteis du Syndicat bâtiment de l’OGBL, plusieurs mois peuvent s’écouler entre l’alerte syndicale et un premier contrôle de l’ITM.)
Pour Paul Weber, l’ITM se situe dans « l’approche keynésienne de l’après-guerre » et du « dialogue social win-win ». Craignant les excès de zèle (et les plaintes pour dommages-intérêts devant le Tribunal administratif), l’ITM privilégiait l’approche soft de l’information et du compromis. Cette faiblesse était voulue et s’accordait avec le « modèle social luxembourgeois », cette fusion de croissance inexhaustible, de syndicalisme néo-corporatiste et de pragmatisme para-légal. Des années durant, l’ITM resta ainsi un non-sujet politique : les syndicats ménagèrent leurs anciens camarades (recyclés en inspecteurs du travail), les patrons s’arrangeaient tant bien que mal d’un laxisme qui, en fin de compte, pénalisait ceux parmi eux qui respectaient les lois. Or, comme la camera obscura tripartite a craqué sous le poids de la crise et de la mondialisation, l’ITM fut tirée de son coma par la « sous-traitance occulte » et le dumping social transfrontalier. De concert avec les syndicats, les grands patrons de la construction (menés par le président de la Chambre des métiers Roland Kuhn) firent du lobbying pour une ITM capable d’endiguer la concurrence déloyale et de rétablir ainsi une forme de protectionnisme économique sur le marché national.