Vecteurs Le boom offshore a rendu le Luxembourg riche, et certains Luxembourgeois très riches. Par tempérament, l’économiste Gérard Trausch est un « homme du milieu », peu enclin au radicalisme. Pourtant, dans une longue étude publiée en 2015 par le Statec, ce professeur de lycée à la retraite osa la question : « Lors de l’extension de la place financière (besoins d’espaces bureaux et de logements), des rentes immobilières juteuses apparaissent et se transmettent par héritage. Le Luxembourg est-il engagé sur le chemin d’une société d’héritiers et de rentiers ? » (Dans le recensement général de la population de 2011, seuls 0,2 pour cent avaient été assez décomplexés pour cocher la case « propriétaire, rentier/ère » dans la rubrique « statut socio-économique ».) En 2010, dans l’ouvrage collectif Asti 30+, le sociologue Fernand Fehlen avait identifié l’immobilier comme un des vecteurs par lesquels « s’opère le transfert des richesses générées par les rémunérations élevées des expatriés et autres employés du secteur globalisé […]. Les loyers élevés profitent aux propriétaires. Or, la possession d’un patrimoine foncier générateur de revenus de loyers va en règle générale de pair avec un capital d’ancrage élevé. »
Le rendement immobilier a connu une vertigineuse – voire affolante – progression : Entre 1974 et 2008, la croissance des plus-values se situait entre six et huit pour cent par an – quasiment le double de celle des pays voisins. En 2008, les prix reculaient (très légèrement), avant de rapidement reprendre leur envol. Au deuxième trimestre 2016, le taux de croissance annuel se situait de nouveau à 5,6 pour cent (et à 7,3 pour cent pour les appartements en construction). Qui a profité de cette rente, et dans quelle mesure ? Quel est le degré de concentration du patrimoine immobilier ? Alors que tout le monde est prompt à s’indigner des prix immobiliers, jugés trop élevés, ces questions sont rarement posées.
Atavisme terrien L’ancienne bourgeoisie a su monnayer ses propriétés foncières, la nouvelle bourgeoisie issue de la place financière a massivement investi dans la pierre, elles en ont tiré un rendement appréciable. Les riches Luxembourgeois préfèrent l’immobilier local aux produits commercialisés par leur place financière. D’après une étude de la Banque centrale du Luxembourg (BCL), le patrimoine des vingt pour cent de Luxembourgeois les plus riches n’est composé qu’à douze pour cent d’« avoirs financiers ». Par rapport aux pays-voisins, c’est très peu. Ainsi la part des « financial assets » dans la richesse du quintile supérieur est de 24 pour cent en France et de 29 pour cent en Belgique. (La moyenne dans la zone euro est de 18 pour cent.) La foi dans le marché immobilier luxembourgeois semble absolue. Qui se souvient en effet du dernier crash ? Les amateurs d’histoire citeront le démantèlement de la forteresse (1867-1883) qui, en libérant brutalement 177 hectares de terrain constructible, provoqua l’effondrement des prix dans une ville qui mesurait alors 127 hectares.
Les Koster-Bram (Bram), Libbens-Reiffers (Mousel-Diekirch), Scholer (Monopol), Funck (Messageries Paul Kraus), les frères Schaus (Luxlift), les Faber (Imprimerie Faber), la liste des familles commerçantes ou industrielles, qui, ces dernières années, ont délaissé la production ou la vente pour se replier sur le marché immobilier, est longue. D’autres entreprises ont vendu leurs terrains en Ville à prix d’or pour délocaliser leur production ailleurs, que ce soit sur la « gréng Wiss » (Luxlait et, d’ici 2022, Heintz van Landewyck) ou à l’étranger (Villeroy & Boch). Quant aux paysans, ils sont nombreux à vendre leurs terrains – « la dernière rotation culturale, c’est l’immobilier », est un adage qu’on entend dans le milieu agricole – pour se rendre compte, après coup, que les nouveaux voisins n’apprécient guère les bruits et les odeurs liés à leur activité professionnelle. Et puis, il y a les particuliers lambda qui refusent de vendre leurs terrains. « C’est plus un problème de rétention que de spéculation », disait récemment Julien Licheron, coordinateur de l’Observatoire de l’habitat, à Paperjam. « Parfois parce qu’ils pensent pouvoir les revendre plus cher plus tard, mais aussi tout simplement parce qu’ils veulent disposer d’un patrimoine. Ça peut être un placement à très long terme. »
Nouvelle bourgeoisie Gérard Trausch identifie la montée d’une « bourgeoisie issue de l’économie des services » et intimement liée à la place financière. L’accroissement des inégalités observé par Thomas Piketty a été accéléré au Luxembourg par vingt ans de boom économique porté par l’industrie offshore qui a fait émerger de nouvelles fortunes en peu de temps. (En 2012, l’OCDE notait ainsi à propos du Luxembourg qu’« une augmentation de la taille du secteur financier entraîne une accentuation des inégalités ».) Les Big Four se sont greffées sur des acteurs locaux, propulsant ceux-ci dans de nouvelles sphères. Une généalogie bâtarde relie ainsi EY et Deloitte à la Fiduciaire Générale, PWC à la Fiduciaire Steichen et KPMG à l’Interfiduciaire. En 2000, trois des cinq grands cabinets londoniens (le « Magic Circle ») trouvèrent un relais auprès des avocats luxembourgeois : Loesch & Wolter passa dans le giron de Linklaters, le cabinet Benelux Loeff-Claeys-Verbeke fut en partie intégré dans Allen & Overy, Faltz & Kremer s’allia à Clifford Chance.
Or, cette nouvelle bourgeoisie, bien que – ou parce que – vivant du montage de produits financiers destinés à l’exportation, poursuit des stratégies d’investissements étonnamment locales. Un atavisme agraire et terrien ? Un contrepoids à la volatilité des marchés financiers ? Leur position d’insiders donne aux banquiers, comptables et avocats d’affaires une clairvoyance quant au potentiel de développement du centre offshore, qui faisait défaut au gros des Luxembourgeois. Sachant quelles banques et multinationales songeaient à s’installer, certains intermédiaires ont su jouer de cet avantage pour offrir des bureaux et résidences aux nouveaux-venus.
Cette politique s’applique également à l’outil de travail, les bureaux. Dans les grands cabinets d’avocats autochtones et dans certaines des Big Four, les associés « historiques » sont propriétaires des immeubles qu’ils louent à leur propre société. (Les associés luxembourgeois des cabinets du Magic Circle doivent, eux, suivre la politique de la maison-mère de Londres et rester locataires.) Parmi les derniers exemples en date : les nouveaux sièges d’Arendt & Medernach et d’EY sur l’avenue Kennedy au Kirchberg, qui ont été financés à titre personnel par une partie des associés. Le Fonds Kirchberg avait posé comme condition que l’acquéreur devra occuper l’immeuble construit, et ceci durant quinze ans. Il a ainsi voulu éviter que les propriétaires ne fassent des gains de spéculation, du moins pas trop rapidement. Cette liaison du patrimoine personnel avec l’avenir de la place financière n’est pas exactement une stratégie de diversification des risques. Pour Alain Kinsch, chef d’EY Luxembourg, elle prouverait que les associés-propriétaires de l’immeuble « croient dans le Luxembourg, sinon ils n’y auraient pas investi leur argent ».
Indices En août 2015, la Banque centrale du Luxembourg (BCL) publia un cahier d’études sur la propriété foncière autre que la résidence principale. Selon ce papier, basé sur un sondage auprès de 950 ménages, treize pour cent des ménages luxembourgeois toucheraient une rente locative (de 2 000 euros en moyenne). Dans certaines parties de la capitale, les loyers ont carrément doublé en dix ans. D’après le recensement général de la population de 2011, les anciens quartiers populaires ont été touchés de plein fouet par le renchérissement et la gentrification. Eich a vu les loyers augmenter de 97 pour cent, Clausen de 102,5, le Pfaffenthal de 103,1 et Weimerskirch de 103,4 pour cent. Les loyers dans les « beaux quartiers » ont également augmenté, mais moins rapidement : à Belair et au Limpertsberg, la hausse n’a été « que » de cinquante pour cent.
Bien que, depuis le milieu des années 1980, les inégalités se soient creusées, le Luxembourg, nation de propriétaires, se considère comme assez égalitaire. Or, à y regarder de plus près, les choses se compliquent. D’après la Luxembourg Wealth Study conduite en 2007, les biens immobiliers autres que la résidence principale – c’est-à-dire ceux dont on peut tirer une rente locative – sont les plus inégalement répartis entre ménages : les dix pour cent les plus riches en posséderaient plus de 80 pour cent. Ces résidences secondaires représenteraient quarante pour cent du patrimoine du quintile supérieur. (Pour l’ensemble des ménages luxembourgeois, la moyenne est de 31 pour cent.) La BCL fait un portrait-robot – très générique – du propriétaire d’une ou de plusieurs résidences secondaires : un universitaire quinqua ou sexagénaire travaillant comme indépendant.
Opacités Le quintile supérieur, on peut le mesurer, le décile à la limite, mais le centile (le « one percent ») passe sous les radars. Faute de données fiscales, les statistiques luxembourgeoises butent sur leurs limites. Cette opacité est l’effet direct de la défiscalisation d’une grande partie des revenus du capital. L’absence de droits de succession en ligne directe associée à un impôt foncier caduc et à des modèles d’évitement fiscal légalisé (comme les stock-options) voile la richesse des ménages luxembourgeois les plus riches. Comme le note Tax Justice Lëtzebuerg dans son avis sur la réforme fiscale, « il résulte de cet agencement […] qu’aucune administration de l’État n’est à même de faire un inventaire de la fortune des contribuables, ni à un moment donné ni au moment du décès, lors de la succession ».
En juin 2014, le directeur du Statec, Serge Allegrezza, expliquait à la Radio 100,7 pourquoi il était impossible de reproduire au Luxembourg les recherches d’un Thomas Piketty : « Piketty avait la chance de pouvoir utiliser des micro-données sur des individus, et ceci sur une très longue période. Ces données proviennent des administrations fiscales françaises, américaines ou anglaises, toutes dotées d’un système fiscal ancien permettant une collecte très détaillée des données. C’est ce qui nous manque au Luxembourg. » Le Statec et la BCL sont donc réduits à faire des sondages ; ils y rencontrent quelques difficultés méthodologiques. Car les HNWI sont généralement peu enclins à révéler à l’enquêteur leur patrimoine – dont, souvent, ils ignorent d’ailleurs l’étendue exacte. Ce groupuscule se dissout dans des agrégats plus vastes, comme le dernier décile. Or, si mondialement les écarts se creusent, c’est notamment par la croissance extrême des richesses dans le haut de l’échelle. (Ainsi, en janvier 2016, l’ONG Oxfam estimait que le patrimoine cumulé des 62 personnes les plus riches dépassait le patrimoine de la moitié la plus pauvre de la population mondiale.)
La « transparence » peut vite virer au voyeurisme. Début 2013, Lëtzebuerg Privat a ainsi publié des fac-similés des cases hypothécaires – librement accessibles – des biens immobiliers de 75 hommes et femmes politiques. Mais les Luxembourgeois sont passés maîtres dans la gestion de l’intimité forcée. À commencer par les députés. En juillet 2014, lors des discussions sur leur Code de conduite, ils avaient décidé qu’une participation dans une société civile immobilière – une structure qui permet de détenir un bien immobilier en préservant l’anonymat et en optimisant les impôts – ne devait pas être déclarée, « à moins que l’envergure des revenus générés ne soit telle qu’il s’agit d’un intérêt financier susceptible d’influencer le député dans l’exercice de ses fonctions ».
Nouveaux riches L’investissement dans la pierre a également une charge symbolique. « Im physischen Raum werden soziale Strukturen sichtbar und Ungleichheit wird materialisiert. Und der Besitz von Kapital bring Macht über den Raum », écrit le sociologue suisse Ueli Mäder. Les cantons Waadt, Schwyz et Zug attirent les résidents fiscaux qui y bénéficient d’une imposition forfaitaire, tandis que la vieille bourgeoisie suisse reste liée à Bâle ou à Zurich et sa « Goldküste », le rivage privatisé le long du lac. En France, l’Ouest parisien s’est établi dès le XVIIe siècle comme centre de gravité des quartiers chics, une proximité spatiale qui favorise l’entre-soi et la constitution de réseaux. Dans leur dernier livre Tentative d’évasion (fiscale), le couple de sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot notent que « les bien immobiliers, lorsqu’ils sont acquis pour en faire un usage personnel, sont aussi une manière d’affirmer une réussite et d’en favoriser la reprise par les héritiers ». En 2001, dans Grandes fortunes, dynasties familiales et formes de richesses en France, les deux sociologues avaient déjà relevé que « le temps est un allié par la permanence qu’il établit, avec le nom, mais aussi à travers le patrimoine et sa transmission. Par leur composition les patrimoines familiaux traduisent cette exigence de dénégation de l’éphémère. »
Au Luxembourg, le patrimoine familial s’inscrit moins dans la longue durée ; les lignées sont plus récentes. À Merl-Belair ou dans les cités du Speckgürtel, on ne trouve pas de châteaux privés, d’hôtels particuliers ou de grands appartements haussmanniens. La bourgeoisie d’avant la révolution industrielle vivait « chichement », écrit Gérard Trausch : « Voilà un pays où la ruralité est omniprésente ; un pays isolé, dépourvu de moyens de transport ». La classe dirigeante, quelques notables de province et aristocrates désargentés, est « loin de vivre dans l’opulence. […] Elle ne peut guère vivre de sa rente sans travailler ». En 1996, dans un numéro spécial de la publication belge Cahiers marxistes dédié au Grand-Duché, Robert Medernach, figure du gauchisme local, parla même d’« un État bourgeois sans bourgeoisie nationale », l’élite locale étant historiquement composée d’agents commerciaux, administratifs et étatiques gérant des intérêts financiers belges, français et allemands. (C’est ce qui, d’après Medernach, aurait conduit à un sous-développement de la « superstructure idéologique » au Luxembourg.)
Ce n’est que plus tard, note Gérard Trausch, que les directeurs-propriétaires et leurs descendants tireront une « rente en relation avec leur qualité d’actionnaire de la nouvelle industrie sidérurgique ». La destruction du boulevard Royal à partir des années 1970 fut un adieu aumode de vie de cette notabilité luxembourgeoise, composée d’industriels, de notaires, de banquiers et d’hommes politiques. Les « projets de prestige » actuellement en construction au centre-ville comme le Fënsterschlass, le Royal Hamilius ou le Cloître Saint François proposent de faire revenir au centre-ville la bourgeoisie, cette fois-ci sous la forme de HNWI transnationaux, « à la recherche d’une adresse ». « Sur le marché immobilier, les Luxembourgeois bien situés s’arrêtent la plupart entre 1,3 et 1,5 million d’euros, expliquait un agent immobilier spécialisé dans le haut de gamme il y a un an au Land. Au-delà, on trouve le plus souvent des étrangers très bien rémunérés, travaillant par exemple à la Banque européenne d’investissement ou chez Amazon. Puis, au-delà des deux millions d’euros, ce sont pour la plupart les mêmes candidats : les associés des Big Four ou des grands cabinets d’avocats. » Ainsi, en juin 2016, le « Bauhärepräis » fut attribué à la maison privée de Didier Mouget, ancien managing partner de PWC. (Quelques semaines plus tôt, lors du procès « Luxleaks », le public venait d’apprendre que PWC avait menacé de prendre une hypothèque sur la maison lorraine du lanceur d’alerte Raphaël Halet.)
Backlash Depuis le début des années 1990, le Luxembourg s’est positionné comme un des principaux centres pour fonds immobiliers et des centaines de milliers d’immeubles éparpillés à travers le monde sont domiciliés au Grand-Duché. Certains promoteurs locaux ont su s’approprier ce véhicule d’optimisation fiscale. (Les plus connus sont Eric Lux et Flavio Becca qui se disputent actuellement la propriété d’un des six compartiments de l’Olos Fund.) Un promoteur peut apporter ses immeubles et terrains dans un des multiples compartiments d’une Sicav (ceux-ci peuvent être loués auprès de banques) ; il contrôle donc « son » compartiment sans pour autant détenir plus de dix pour cent du capital social de la Sicav prise dans son ensemble. Ainsi, lors de la vente de ses participations, la plus-value réalisée pourra être exonérée.
Lorsque le flamboyant Casino de Monte-Carlo, nouvelle manne budgétaire du Rocher, ouvre ses portes en 1879, les Monégasques y sont interdits d’entrée. Les autorités de Monaco pensaient ainsi préserver « la morale et l’argent » de la population autochtone. Mais dans un paradis fiscal conçu pour les autres, les effets internes ne peuvent être endigués éternellement. Fin octobre 2012, dans une question parlementaire sur les fonds d’investissements spécialisés (FIS) dans l’immobilier, l’alors député François Bausch (Déi Gréng) craignait pour l’équité fiscale. Il écrivait qu’au moment de la mise en place des FIS le fisc aurait veillé « à ce que ce type de fonds ne permette pas à des promoteurs résidents de défiscaliser leurs plus-values – latentes ou futures – réalisées sur leur propre patrimoine ». Il fallut huit mois au ministre des Finances, Luc Frieden (CSV), pour répondre. La question, écrivait-il, devait être « vue dans le contexte plus large de la compétitivité de notre pays. » Ajoutant qu’une « discrimination entre résidents et non-résidents pour ce type de produits est une chose délicate ».
Génération Y – le schisme L’investissement dans l’immobilier exprime enfin une stratégie familiale sur le long terme. Les enfants de la bourgeoisie et de la classe moyenne peuvent compter sur l’aide des parents. Non seulement pour investir dans leur « capital humain », en se faisant payer les études, mais également pour se lancer dans la vie professionnelle et acheter une maison. Cette transmission est soutenue par la tendance démographique ; en 2014, une Luxembourgeoise avait en moyenne 1,47 enfant. Il y a un schisme qui traverse la « génération Y » : Entre ceux dont les parents ont un capital immobilier et d’ancrage élevé et ceux qui doivent s’y retrouver tout seuls sur un marché immobilier impitoyable. Ainsi, dans un sondage réalisé récemment pour la banque ING, seize pour cent des répondants déclaraient repousser le moment où ils fonderont une famille à cause des coûts de logement trop élevés.
Dans l’essai Wir erben, paru en 2015, la journaliste Julia Friedrichs, s’interroge : « Konnte es sein dass es einen Faktor gab, der für uns, alle um die dreißig, die Frage ‘Wie wirst du leben ?’ mitentscheiden würde ? Einen Faktor, an den ich bis dato nie gedacht hatte ? Die Antwort auf die Frage : ‘Bis du Erbe oder nicht ?’ ». Dans ses entretiens avec des héritiers allemands – les descendants de la génération du Wirtschaftswunder –, la journaliste rencontre un certain désarroi. Les interviewés oscillent entre mauvaise conscience (« Ich hatte zu diesem Geld immer ein verlogenes, widersprüchliches Verhältnis », dit l’un) et sentiment de réconfort (« Es ist ein schönes Polster. Es gibt mir Freiheit », dit une autre).
Reproduction Tous les pays voisins connaissent l’impôt sur la succession en ligne directe, qui se situe entre trois et trente pour cent en Belgique, cinq et quarante pour cent en France et sept et trente pour cent en Allemagne. Le Luxembourg fait exception : l’héritage en ligne directe (et entre époux) est totalement tax free. Une exonération qui, notait le Conseil économique et social (CES) dans son compendium sur la fiscalité publié en 2015, est « de politique constante ». Des sommes gigantesques se transmettent ainsi de génération en génération sans être troublées par le moindre correctif fiscal. En 2015, l’État n’a ainsi perçu que 70,78 millions d’euros en droits de succession, soit 0,5 pour cent de l’ensemble des recettes budgétaires. Si, comme l’écrit le CES, l’impôt sur l’héritage peut être identifié comme « moyen de limiter l’inégalité de la répartition des richesses ou d’enrayer la concentration excessive de celle-ci », au Luxembourg, il est largement inopérant.
En février 2008, le fiscaliste Alain Steichen parlait des droits de successions devant l’Institut grand-ducal – Section des sciences morales et politiques, qui rassemble, entre autres, le gratin des juristes de la place financière. « Les droits de succession, disait Steichen en introduction à son exposé, constituent l’un des derniers, sinon le dernier sujet de politique fiscale opposant traditionnellement les partis de gauche et de droite. » Mais, malgré une brève sortie du député Franz Fayot (LSAP) en 2015, le débat n’a pas eu lieu. L’introduction d’un impôt sur les successions en ligne directe reste taboue. (Elle équivaudrait d’ailleurs à un abandon partiel du secret bancaire ; car, actuellement, les héritages en ligne directe passent à côté du fisc, les banques n’ayant aucune obligation de déclaration pour ce patrimoine transmis.)
Dans son exposé, Alain Steichen examinait le pour et le contre « sous un angle pluridimensionnel » (sans toutefois réussir à cacher ses penchants hayeckiens). L’impôt sur les successions est-il immoral, un « pillage des tombes » ? Un frein à la croissance économique et à l’épargne, un destructeur de PME ? Un incitant au gaspillage du patrimoine familial, voire à la fraude fiscale ? L’expression d’une « oppression d’une minorité » (les riches) ? Ou, au contraire, un outil méritocratique ? Car, concède Steichen, « au regard de la morale », les inégalités que les successions créent ne sont pas justifiables, puisqu’« elles ne résultent ni du talent, ni des mérites individuels, mais du simple hasard génétique ». Mais Steichen dit se « méfier » du droit des successions comme outil de redistribution, prôné depuis par Thomas Piketty. Ce raisonnement viserait « à pénaliser le succès » et exprimerait « surtout des sentiments d’envie à l’égard des personnes riches. »
Au milieu de son exposé, Alain Steichen toucha furtivement à un point névralgique : « La richesse allant souvent de pair avec le pouvoir politique, certains craignent qu’en l’absence d’impôts sur la succession, on risquerait la constitution d’une ploutocratie, c’est-à-dire d’un État gouverné par quelques familles particulièrement fortunées ». Mais le fiscaliste réussit à rapidement évacuer la question qu’il venait lui-même de soulever. Dans une économie de marché, expliqua-t-il, « une fusion tendancielle des pouvoirs politique et économique » serait « inévitable ». De toute manière, l’impôt sur l’héritage est désormais du domaine de la place financière, c’est-à-dire en-dehors du débat public. C’est ce que ne manqua pas de relever un auditeur à la conférence. La politique d’attirer des HNWI, estimait celui-ci, « ne pourrait porter ses fruits qu’en présence d’une non-imposition des successions en ligne directe. »