Rencontre avec trois ressortissants africains habitant au Luxembourg sur l’importance et les difficultés des transferts bancaires informels vers leur patrie

Réseaux de confiance

d'Lëtzebuerger Land du 22.06.2012

« C’est simple, il n’y a plus de banques dans mon pays, comme il n’y a plus de gouvernement, raconte Ayaan1. Mon pays est en guerre depuis 21 ans, les gens vivent aussi de ce que leur envoie la diaspora ». Ayaan est Somalienne, elle est venue au Luxembourg avec son fils il y a trois ans, a déposé une demande de protection internationale – et est sans réponse depuis lors. Envoyer de l’argent à sa famille restée là-bas est une de ses priorités. Et elle n’est pas seule dans ce cas : des études affirment que depuis 1995, les transferts financiers des migrants vers leur pays d’origine ont dépassé le volume de l’aide officielle au développement, en deuxième place derrière les investissements directs étrangers, atteignant près de 93 milliards de dollars de par le monde en 20032 – pour leur partie « formelle ». En 2005, la Banque mondiale a même évalué cette somme à 160 milliards de dollars en tout.

Car à côté du réseau des banques, il y a les réseaux informels, sur lesquels il n’y a pas de chiffres officiels, mais qui sont estimés, selon les experts bancaires, à entre 50 et 100 pour cent du volume envoyé par voie formelle. « Pour moi, les réseaux parallèles sont la seule solution, car dans le réseau bancaire, il faut toujours montrer sa carte d’identité – et dans mon pays, on n’a plus de carte d’identité ! » continue Ayaan. Même si elle a son « papier rose », l’attestation du dépôt d’une demande de protection internationale délivrée par le ministère de l’Immigration, elle ne peut faire autrement que de passer par les agences de transfert d’argent parce qu’il n’y a plus de banques en Somalie. Western Union, qui revendique le plus grand réseau mondial d’agences de transfert d’argent – 500 000 points dans 200 pays, selon sa communication d’entreprise –, n’est pas présent en Somalie, ni les deux autres réseaux ayant des points de contact au Luxembourg, Moneygram et Ria. Donc elle doit passer par l’aide d’autres membres de la diaspora somalienne, donner l’argent à quelqu’un, virer la somme à une connaissance en Belgique ou en Angleterre qui ait accès à un des nombreux petits réseaux qui se font concurrence en Somalie, mais n’ont pas d’agence au grand-duché – des connaissances qui empochent des tarifs exorbitants, parfois jusqu’à trente euros par virement. Les risques d’arnaque vont toujours de pair avec les réseaux informels.

« Envoyer de l’argent en Afrique, ce n’est pas facile, » explique aussi Kenjo, originaire du Cameroun. Après six ans à attendre une réponse à sa demande d’asile, il est aujourd’hui régularisé. Mais il se souvient qu’avant, il a souvent dû « supplier des gens » pour qu’ils l’aident à envoyer de l’argent à sa famille. « Dans ces réseaux, beaucoup se base sur la confiance : on donne de l’argent à quelqu’un et on n’en a aucune preuve, » raconte aussi Khady, originaire du Sénégal, qui vit sans papiers au Luxembourg. Sans accès aux services financiers classiques, sans avoir officiellement le droit ni d’être au Luxembourg, ni de travailler, on n’est pas censé avoir de l’argent – et encore moins de le transférer. « Or, nous on vit pour notre famille là-bas ! » dit-elle. Et qu’elle a appris que « les sans-papiers doivent court-circuiter le système. Les gens qui travaillent clandestinement ont de l’argent, et cet argent pourrait aussi être utile ici, il pourrait générer des impôts pour l’État et des intérêts pour les banques. Mais là, on est forcé de le garder chez nous, à la maison, et de l’envoyer par des réseaux parallèles... »

Car au guichet de banque, la suspicion règne : comment est-ce possible qu’un demandeur d’asile, auquel on interdit de travailler et qui a comme seule ressource légale une aide sociale financière d’une centaine d’euros par mois, puisse envoyer des virements de 150 euros tous les mois ? Et d’où proviennent soudain ces 500 euros envoyés le mois dernier ? « En fait, on peut envoyer de l’argent comme on veut par les réseaux officiels, souligne Kenjo, ce n’est qu’à partir du moment où on est suspect qu’ils vont regarder de plus près – et il peuvent alors tout retracer. » Les demandeurs d’asile déboutés ont en outre dû constater que le seul tampon « refusé » sur leurs papiers leur bloque automatiquement l’accès à leur compte chèque postal ou à leur compte bancaire – et à toutes leurs petites économies.

Souvent, il y a foule aux guichets de Western Union à la Poste, d’où les migrants envoient de l’argent liquide chez eux, souvent en petites tranches – avec un minimum de procédures et, comme beaucoup d’entre eux le soulignent, une certaine confiance dans le réseau, cher pour l’expéditeur (entre quatre et 10,3 pour cent de la somme envoyée, soit entre 64 et 19 euros, en 20043) mais gratuit, très rapide et assez fiable pour les récipiendaires. En 2005, on estimait à 6 500 le nombre de transferts par mois à partir du Luxem-bourg par ce service (Jean-Louis Guarniero, ibid.), tous pays de destination confondus. « Beaucoup de gens trouvent Western Union trop cher et qu’ils posent beaucoup trop de questions sur l’origine de l’argent, affirme Khady, alors ils vont chez Moneygram ». « Oui, rétorque Kenjo, mais au moins, on n’a jamais de problème avec eux, l’argent est sur le compte de celui à qui on l’envoie dix minutes après l’ordre émis ici, alors que je connais des gens qui ont dû attendre plusieurs jours parce que l’agence par laquelle ils avaient envoyé l’argent n’avait plus de liquidités. »

Khady est celle des trois qui a le plus de difficultés à envoyer de l’argent à sa mère malade au Sénégal, parce qu’elle n’a pas de papiers du tout et qu’en plus, elle travaille au noir. « Je travaille sept jours sur sept, et ce ne sont pas les administrations et leurs procédures beaucoup trop longues qui vont m’en empêcher, » affirme-t-elle. Son argent, elle le garde chez elle, puis le transfère à sa famille soit en passant par un autre Sénégalais, régularisé, qui fait un virement ou un transfert, soit, et c’est ce qu’elle préfère, en le donnant à un ami, une connaissance ou un commerçant qui fait le voyage au Sénégal et emporte les espèces. « Mais on est très dépendant de ces gens alors, dit-elle, on doit tout négocier, y compris le taux de change euros-CFA ! ». Récupérer l’argent sur place est un autre défi logistique pour ses proches. « Avec 30 000 euros, on peut construire sa maison là-bas, » se met-elle à rêver, ne laissant aucun doute à sa volonté de retourner un jour au Sénégal. Très politisée, elle note : « C’est clair que le Luxembourg maîtrise ses immigrés ! » Khady est persuadée que les instituts financiers et donc le gouvernement savent beaucoup plus de choses sur ces réseaux informels qu’ils ne le disent. Seulement, les raisons de suspicion quant à la gestion de leur argent changent selon l’ambiance politique du moment : lutte contre le travail au noir, contre l’immigration clandestine, contre le financement du terrorisme...

« En Afrique, raconte Kenjo, la famille est très grande, tout le monde, jusqu’au cousin le plus éloigné, est frère et sœur, on fait tout pour s’entraider. Si quelqu’un de la famille est malade et a besoin d’argent, on ne pose pas de questions, on se débrouille pour le lui envoyer. » C’est une des raisons pour lesquelles le projet du gouvernement de diviser les aides sociales en liquide aux demandeurs de protection internationale par quatre, à 25 euros, et de les remplacer par des bons, les enrage : Ces ressources alimentent actuellement aussi des filières familiales au-delà des frontières. « Le Luxem-bourg veut toujours que les demandeurs d’asile soient humiliés, s’indigne Ayaan. Ce n’est pas comme ça ailleurs, par exemple en Suède, où beaucoup de mes compatriotes ont émigré. Je trouve ça honteux ! ».

1 Tous les noms ont été modifiés par la rédaction.
josée hansen
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