Arthur Nauzyciel porte le nom de son théâtre, éthéré et planant. De l’exploitation et la construction des longueurs, dont il est devenu maître absolu dans le théâtre contemporain, le metteur en scène français rend stone son public. La magie chez lui c’est de plonger son spectateur dans une forme de léthargie, tout en lui ouvrant les yeux en grand, fixant l’horizon où se forment des tableaux de corps et de mots. Et si ici, le début lasse un peu, dès lors que le spectateur rentre dans la pièce, il pénètre dans un monde où seul le théâtre compte. Avec La Dame aux Camélias, Arthur Nauzyciel a magnétisé en douceur et avec bienveillance la salle du Grand Théâtre où régnait d’abord une tension palpable provoqué par ce qu’on n’a plus besoin de nommer.
Le nom de Dumas est d’abord connu pour les Trois Mousquetaires. L’une des œuvres majeures – entre autres – d’Alexandre Dumas père, héritage direct d’Alexandre Dumas fils. Ce dernier, dandy parisien à la vie clinquante, endetté et entouré de gens d’une société mondaine qu’il nomme le « demi-monde ». Dans ce contexte, Dumas fils signe de nombreuses nouvelles et romans dont les encensées La Dame aux Camélias (1848), Diane de Lys (1851), et La Dame aux perles (1854), entraînant son lecteur dans des récits poétiques et acerbes sur la société moderne.
D’une histoire d’amour vécue dans ce « demi-monde », La Dame aux Camélias ouvre les grands discours de Dumas fils autour du sexe, du concubinage, de l’adultère, de l’argent et des rapports de force entre les hommes et les femmes. Arthur Nauzyciel, artiste au solide curriculum vitae, de comédien à metteur en scène, avignonnais régulier et directeur du Théâtre National de Bretagne, s’empare du récit de Dumas fils pour sa première création en tant que directeur du TNB.
De cette combinaison Dumas fils–Nauzyciel, naît cette pièce narrant le drame amoureux d’Armand Duval (Pierre Baux) et Marguerite Gautier (Marie-Sophie Ferdane). Une œuvre infusée de modernité, mettant au centre des débats autour du corps, sa moralisation autant que sa débauche dans une bourgeoisie se jouant de la vérité et du mensonge.
D’une sensualité folle, La Dame aux Camélias d’Arthur Nauzyciel de bout en bout ne fait que susurrer, caresser, alentir… L’immense travail sur la lenteur qu’offre le metteur en scène, lasse pourtant dès le début, mais d’un œil attentif, dans l’abstraction de la vie au dehors du théâtre, le spectateur rentre progressivement totalement dans ce rêve éveillé de 2 heures 45.
La dimension hallucinée de la proposition de mise en scène, fait flirter la salle avec la fièvre, celle de Marguerite (atteinte de tuberculose), jouant son texte en saccades volontaires, comme des souvenirs qu’elle retrouve et qui se révèlent peu à peu. « De quoi voulez-vous que je vous parle ? Quand je vous dis que je vous aime, quand je vous en donne la preuve, vous devenez maussade ; alors, je vous parle de la lune », demande Marguerite à Armand. Sur la lune, le public y est en effet, car jamais la pièce ne dépasse la tessiture des mots d’amour, et si quelques « esclaffes » de colère résonnent, ils sont maîtrisés au cordeau.
Aussi, le rythme linéaire pousse tous ceux qui n’ont pas l’attention du tigre devant la proie qu’il chasse, à s’agiter. Le public est de fait, carrément indiscipliné, subissant logiquement les longueurs de cette pièce qui amène pourtant l’onirisme à son paroxysme.
D’autant que la performance des acteurs est notable, portée par Marie-Sophie Ferdane, sublime dans le style qu’elle engage, en Marguerite expirante. Tout est d’une grande élégance, des moments vidéo-projetés qui font respirer, au travail sur le son, happant, tout en laissant au premier plan une forte sobriété au service du texte.
Et toute cette place laissée donne de l’espace à une mise en scène de postures, de déplacements chorégraphiés, de corps taillés par le contact que s’offrent les interprètes. Et cette douce physicalité est sculptée par Nauzyciel qui, de ce point de départ, construit des tableaux de maître, ou des photographies en bichromie, où les personnages auraient le don de la parole mais le corps pétrifié.
Pourtant, comme le dit Armand, « il y a un malheur dans ce silence ». Dans cette douce histoire d’amour – aussi lente que la souffrance qu’elle procure –, où les mots transpercent les murs mais où les corps sont muets, les comédiens ont beau être brillants, paradoxalement, la fin de la pièce devient une épreuve pour le spectateur qui s’émerveille devant ce qu’il croit être le final, mais subit les trente minutes qui suivront encore. En fait, ça n’en finit plus de finir et, sûrement écrasé par ses idées, Nauzyciel y ajoute du cinéma… Mais d’où vient cette constante obsession du film au théâtre dans les productions actuelles ?