Le 28 février dernier, le Centre culturel Opderschmelz de Dudelange accueillait la création luxembourgeoise de la pièce du dramaturge britannique Harold Pinter, Le Gardien, dans une réjouissante mise en scène de François Baldassare (voir d’Land du 21/02). Ce grand classique, primé dès sa création en 1960, interpelle toujours, tant par son langage très contemporain fait de ruptures et de mots décalés qui s’entrechoquent, que par ses thèmes. Dans cette pièce en trois actes qui met en scène un univers masculin fermé, il est question de rapports de force et des rapports aux femmes, de marginalité et d’exclusion, d’abandon et de repli sur soi, d’intolérance et de racisme, de discriminations et de violences. Mais il en va aussi de la quête d’empathie et de liens, de communication et de vivre ensemble, d’amitié et de fraternité, de solidarité et d’humanité.
Pari réussi pour François Baldassare, qui a confié le rôle principal de Davies à l’impressionnant Rufus, emportant avec lui les autres comédiens, Olivier Foubert et Jérôme Varanfrain, dans cette histoire drôle et poignante. Le formidable trio met en relief les dimensions plurielles de cette pièce où le comique se frotte au tragique et où l’autodérision se mêle à la tension dramatique. Il confère une vraie humanité aux trois personnages à la fois forts et fragiles, aux prises avec leurs obsessions, leurs manies et des rêves qui n’aboutiront jamais.
Le Gardien est l’histoire de la rencontre de trois solitudes amenées à partager une tranche de vie et par là-même à se révéler. Il y a d’un côté Davies (Rufus campe de manière extraordinaire un personnage ambigu, à la fois attendrissant et cruel), homme usé, aigri et dénigrant, qui vivote entre rue et petits boulots et n’a qu’une idée : aller à Sidcup récupérer ses papiers pour retrouver son identité. Il y a de l’autre côté deux frères que tout oppose, à commencer par leur relation à leur mère : Aston (Jérôme Varanfrain s’installe avec justesse dans ce personnage borderline et en souffrance), brisé par les électrochocs et qui rêve de bâtir une cabane dans le fond du jardin, et Mick (incarné avec une belle énergie par Olivier Foubert), le frère hyperactif, combinard et batailleur, embringué dans moult affaires, mais qui rêve de transformer « sa » maison, là où vit Aston.
Un soir d’errance, Aston sauve Davies, qui s’est fait virer du bar dans l’arrière-cuisine duquel il travaille et l’amène chez lui. Un prologue à la pièce que l’on découvre à travers une vidéo en noir et blanc (bonne idée), qui nous permet d’entrer d’emblée dans le vif de l’histoire et de ses dialogues cocasses et dérisoires. Omniprésent, l’humour transparaît aussi dans les petites adaptations de François Baldassare, dans le rajout de quelques tableaux décalés que ce soit l’apparition de Mick en ninja (avec bande-son filmique) ou les jeux ados et bagarreurs des deux frères. Mais surtout, il émane tout au long du spectacle de l’incroyable jeu de Rufus.
Les lumières de Carlo Thiel et la scénographie servent de manière convaincante la mise en scène. Le décor, créé avec l’architecte Sergio Carvalho, est sobre mais imposant, tout en noir et blanc comme l’a voulu François Baldassare. Il joue sur l’opacité et la transparence et mêle métal et plexiglas. On y trouve un grand échafaudage à plusieurs niveaux, qui mène à la pièce où un lit aux barreaux métalliques focalise l’attention. Une dizaine de mannequins (ils seront aussi passants) et moult accessoires inutiles, des valises et quelques Bouddhas dont un en peluche forment le bric-à-brac « rangé » d’Aston. Sur le devant de la scène, quatre seaux recueillent l’eau des fuites (un son récurrent donne un tempo alors que le temps s’est ici figé). Côté jardin, un grand rideau figure la fenêtre de cette « maison courant d’air » (le vent souffle en continu) et côté cour, un rideau de feuilles se révèlera au troisième acte. Dernier acte qui scellera la séparation des personnages et le retour vers le passé.
Entre gravité et légèreté, Le Gardien est un spectacle fort qui nous fait autant rire qu’il nous glace, en ce sens même qu’il parle de l’humain et de ses inextricables relations. À voir !