Représentativité nationale des syndicats

Dérobade

d'Lëtzebuerger Land vom 09.12.1999

Enfin une décision est prise. Et le débat est relancé de plus belle. En refusant, après sept mois de tergiversations, la représentativité nationale à l'Aleba (Association luxembourgeoise des employés de banque et d'assurance) et le statut de syndicat à la confédération syndicale UEP (Union des employés privés)-Aleba, le ministre du Travail et de l'Emploi François Biltgen a déclenché une guerre procédurale qui va surtout occuper les instances juridiques et moins les instances politiques. Au centre de l'enjeu se trouve la représentativité nationale, nécessaire pour tout syndicat voulant signer, conformément à la loi modifiée du 12 juin 1965 sur les conventions collectives du travail, des contrats collectifs.

La partie se jouera sur fond de convention collective signée le 29 avril dernier entre l'ABBL (organisation patronale des banques de la place) et l'UEP-Aleba. Le dépôt de la convention auprès de l'Inspection du travail et des mines (ITM) a été refusé par le directeur de cette dernière, au motif que ni l'Aleba ni l'UEP ne remplissent les conditions préliminaires pour ce faire : les deux structures syndicales n'appartiennent pas à la catégorie des « organisations syndicales les plus représentatives sur le plan national » et ne sont pas « multisectorielles », c'est-à-dire leur action ne s'étend pas au-delà du seul secteur d'activité économique qu'est le secteur financier. Le ministre du Travail a suivi, après sept mois de silence, l'avis de l'Inspection des mines et du travail. Le contrat collectif concernant le secteur financier refusé, le ministre a appelé les parties concernées à reprendre place à la table des négociations.

Les deux syndicats jouissant de la représentativité nationale, OGB-L et LCGB, pourfendent toute idée de représentativité sectorielle des syndicats. Ils interprètent la décision du ministre comme la pure application de la législation et de la jurisprudence en la matière. Mais tous deux sont conscients que la partie n'est pas jouée pour autant. 

L'Aleba avait déjà déposé plainte devant le Comité de la liberté syndicale auprès du Bureau international du Travail (BIT) à Genève (cf. d'Land n° 43/99) suite au rejet par le ministre du Travail Jean-Claude Juncker du plan social signé, en 1998, par la seule Aleba à l'occasion de la fusion entre la Bayerische Vereinsbank et la Hypothekenbank. Le refus de la convention collective du secteur bancaire sera attaqué, quant à lui, devant les juridictions administratives luxembourgeoises. Deux recours y seront introduits, l'un par l'Aleba, l'autre par l'ABBL.

La controverse autour de la représentativité va ainsi être définitivement tranchée soit par le BIT, soit par la juridiction administrative. Ce qui arrange implicitement le ministre du Travail qui s'efforce de confiner le débat au seul plan formaliste de l'interprétation juridique, en d'autres termes, à le dépolitiser.

De son temps de ministre du Travail, le Premier ministre Juncker a toujours soigneusement évité la question de la représentativité nationale. À une exception près, lorsque l'Aleba a forcé le ministre du Travail à prendre position en signant le plan social négocié avec la Hypovereinsbank. Biltgen avait d'ailleurs, dans un entretien publié dans les colonnes du Jeudi le 21 octobre, implicitement reproché à son prédécesseur d'avoir ignoré trop longtemps la question de la représentativité nationale. Mais en réduisant la polémique actuelle sur le seul plan juridique, tout en laissant entrevoir une réforme prochaine de la loi de 1965, Biltgen suit la logique propre à Juncker.

Depuis l'avis du Conseil économique et social (CES) sur la réforme de la-dite loi, le gouvernement a refusé le débat politique autour de la question. En fait d'avis, le document du CES n'est autre chose que la reproduction des positions ? diamétralement opposées ? du patronat et des, à l'époque trois, grands blocs syndicaux. Le patronat y plaide pour une représentativité sectorielle tandis que les syndicats voient dans cette voie à suivre le morcellement de la scène syndicale et la remise en question du modèle social luxembourgeois.

Les positions étaient depuis lors bloquées, une situation acceptée, voire favorisée par le ministre du Travail Juncker qui refusait le débat politique dans ce dossier. Par les différents recours devant les instances juridiques, le dossier a maintenant complètement échappé à la politique. C'est Biltgen lui-même qui a encouragé cette situation, comme le souligne le communiqué de presse diffusé par le ministère du Travail : « Afin de ne pas priver les parties intéressées d'une voie de recours, (…), le ministre a décidé d'émettre une décision de refus explicite dûment motivée (…). Cette décision administrative en due forme sera susceptible des recours prévus par la loi. »

A priori, la décision ministérielle d'émettre une refus explicite est logique, car elle permet au ministre d'avoir une situation claire une fois que les juges se seront prononcés sur la question. Le refus implicite, résultant du silence administratif de trois mois après l'envoi de la convention collective à l'ITM sans que l'une des parties ne se soit manifestée, n'est pas attaquable. En ne se basant que sur le refus implicite, la décision ministérielle aurait eu un caractère trop autoritaire par l'absence de motivation. Mais en soumettant sa décision à l'appréciation des juges, le ministre n'est plus maître de la situation.

Déjà, Biltgen avait expliqué sa décision tardive par ses tentatives répétées mais infructueuses de trouver un arrangement dans le dossier de la convention collective entre l'ABBL et l'UEP-Aleba. En fait, et malgré son assurance que la position du BIT « n'était pas de nature, ni juridique, ni politique, de manière à influencer la décision à prendre », le ministre attendait le verdict de ce dernier pour pouvoir se prononcer. Or, cette décision, prévue pour l'automne, a été reportée au printemps prochain. Le contrat collectif étant appliqué par les instituts affiliés à l'ABBL depuis son supposé dépôt, c'est-à-dire depuis sept mois, le ministre était alors forcé de réagir. Il a pris une décision sans surprise qui ne change, en principe, rien à l'état actuel des choses.

Par l'attitude passéiste des ministres du Travail successifs, jusqu'à ce que Biltgen ne doive réagir, la polémique autour de la représentativité natio-nale de l'Aleba a quelque peu dégénérée, de façon à ce que la problématique se situe aujourd'hui sur plusieurs niveaux. D'abord, la loi modifiée de 1965 sera analysée sous l'aspect des libertés syndicales par le BIT. Ensuite, le Tribunal administratif devra se prononcer sur l'interprétation ministérielle de la loi modifiée de 1965. Finalement, le ministre convoquera l'Office national de la conciliation pour trouver une solution en ce qui concerne la convention collective incriminée.

Cette convention collective est devenue dès lors un enjeu capital. L'ABBL ne voit pas l'intérêt de rouvrir les négociations avec les syndicats, estimant que le présent contrat collectif, quoique rejeté par le ministre du Travail, est appliqué depuis sept mois et qu'il a été approuvé par le syndicat le plus représentatif du secteur financier. L'Aleba est du même avis, et estime que « les pressions exercées par les deux organisations syndicales politiques (ce sont l'OGB-L et le LCGB qui sont visés, ndlr.) craignant la perte de leurs monopoles ne constituent donc qu'une pirouette purement politique sans influence aucune, ni sur la convention collective, ni sur son application ».

Une première clarification pourra venir des réunions de conciliation. L'Aleba n'y participera vraisemblablement pas. L'ABBL semble être d'accord à y participer, sous condition cependant que le contrat collectif ne sera pas débattu dans son ensemble. 

D'ailleurs, l'organisation patronale reproche aux syndicats représentatifs de prendre le secteur bancaire comme otage pour leurs velléités politiques, considérant que le fond n'intéresse nullement les syndicats. Plutôt s'agirait-il pour OGB-L et LCGB de mettre tout leur poids dans la balance pour que l'Aleba n'accède pas à la représentativité. Mais le champ d'action syndical dans ce dossier est limité, en cas de non-conciliation, le succès d'actions syndicales est en plus très hypothétique. L'Aleba étant largement majoritaire dans le secteur, la mobilisation des militants de l'OGB-L et du LCGB ne suffira vraisemblablement pas pour mettre la pression.

Les grands blocs syndicaux, qui ne sont plus que deux après la disparition de la Fep-Fit Cadres de ce cercle d'élus, craignent un morcellement de la scène syndicale si la représentativité sectorielle était reconnue. Évoquant l'importance du principe solidaire entre les secteurs de l'économie, ils considèrent que cette ouverture amènera une grande entrave au modèle social luxembourgeois. Et répliquent à l'adresse de l'ABBL que cette dernière serait en train de provoquer des faits accomplis dont les conséquences ne s'appliqueront non seulement sur le secteur des banques, mais sur l'ensemble des secteurs d'activité. En d'autres termes, que l'ABBL agisse pour le compte du patronat en général.

Les reproches qui fusent d'un côté comme de l'autre sont, dans leur finalité, les mêmes. Les deux grands syndicats mettraient ainsi tout leur poids pour que la représentativité nationale ne revienne qu'à eux deux. L'Aleba par contre, à l'image de l'accord conclu avec le groupe Cedel qui de fait accepte le morcellement des représentations du personnel au sein d'un même groupe, profiterait de chaque occasion pour entamer un cavalier seul, en dépit des conséquences de leur action . Quant à l'ABBL, la fragilisation de la scène syndicale serait son but poursuivi. Dans cette constellation, la négociation de la convention collective ne serait qu'un enjeu pour déterminer les rapports de force, le fond important peu.

La solution au problème pourrait résider dans une « lex Aleba ». Plusieurs indices laissent croire que la réforme de la loi sur les conventions collectives sera rédigée sur mesure pour le syndicat du secteur bancaire. Dans l'accord gouvernemental, le parti libéral avait insisté pour qu'y soit mentionné, dans le cadre de la réforme de la loi modifiée de 1965, une ouverture en direction de la représentativité sectorielle. Une concession politique du parti chrétien social, proche du LCGB, au parti libéral, proche de l'Aleba et des autres représentations syndicales des employés privés, de même que des organisations patronales. Le ministre a d'ailleurs réitéré cette concession lorsqu'il a annoncé l'ouverture des négociations pour janvier prochain.

Ces négociations vont cependant durer, tellement les positions des parties concernées sont opposées et les buts poursuivis contradictoires. 

Là réside d'ailleurs la raison pour laquelle la remise en question de la loi de 1965, qui de son temps avait sonné le glas du Fräie lëtzebuerger Arbechterverband, proche du Parti communiste, n'a jusqu'ici jamais été vraiment abordée par les politiques. Maintenant qu'ils y sont forcés, le risque d'une perpétualisation du provisoire reste.

marc gerges
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