Enfin, le gouvernement du Grand-Duché dispose d'un ministre du Travail à plein temps. En succédant à Jean-Claude Juncker qui cumulait les fonctions de ministre du Travail, de ministre des Finances et de Premier ministre lors du dernier gouvernement, François Biltgen aura satisfait les syndicats. Ces derniers avaient fait du chef de gouvernement à multiples casquettes ministérielles leur bête noire, lui reprochant de ne pas être assez présent au ministère, rue Zithe. Ils revendiquaient un ministre " à plein temps ". Le spécialiste du droit social François Biltgen doit donc faire face à de multiples attentes. L'application du Plan national en faveur de l'emploi (PAN) en est une, la refonte de la loi du 12 juin 1965 concernant les conventions collectives du travail une autre. C'est sur cette loi que se base le critère de " représentativité nationale " : seules les " organisations syndicales les plus représentatives sur le plan national " sont en effet habilitées à signer les conventions collectives et des plans sociaux. Actuellement, le Lëtzebuerger chrëschtleche Gewerkschaftsbond (LCGB) et l'Onofhängege Gewerkschaftsbond Lëtzebuerg (OGB-L) disposent de ce pouvoir. La Fédération des employés privés (Fep-Fit Cadres) le détenait, mais le ministère ne s'est pas encore prononcé si tel est toujours le cas. La Fep est amenuisée par l'affrontement ouvert, qui se poursuit devant les tribunaux, au sein de sa structure fédérale entre deux courants qui chacun revendique le contrôle du syndicat. Son cuisant échec lors des élections sociales de novembre 1998 l'a de plus fait disparaître des instances représentatives. D'autres organisations syndicales, entre autres l'Association luxembourgeoise des employés des banques et assurances (Aleba), revendiquent l'" héritage syndical " de la Fep. De son temps comme ministre du Travail, Jean-Claude Juncker a toujours su soigneusement esquiver la question de la représentativité nationale de la Fep. De même, la réforme annoncée de la loi de 1965 n'a, malgré les promesses du ministre, pas avancé d'un iota. Depuis l'avis du Conseil économique et social sur la question - qui de fait n'est pas un avis, mais reprend les commentaires contradictoires du patronat et des syndicats -, les positions sont en effet bloquées. Jean-Claude Juncker a ainsi laissé traîner les choses, considérant que ne rien changer soit la tactique appropriée pour tirer son épingle du jeu dans ce dossier, ce que François Biltgen lui reproche d'ailleurs dans un entretien accordé au Jeudi publié hier. Jusqu'à ce que l'Aleba ne fasse une sortie inattendue et force le ministre de prendre position. En 1998, c'est l'Aleba seule qui, à l'occasion de la fusion de la Bayerische Vereinsbank avec la Hypothekenbank, a négocié et signé le plan social. Ce plan social a été rejeté par le ministre du Travail. Cette décision est motivée par l'appréciation que l'Aleba n'est pas une organisation syndicale représentative au niveau national. La réaction de l'Aleba fut imminente: son conseil juridique, Maître Fernand Entringer, déposait une plainte devant le Comité de la liberté syndicale auprès du Bureau international du Travail à Genève. Selon cette plainte, la loi de 1965 sur les conventions collectives " entrave la liberté syndicale et l'exercice des activités syndicales essentielles ". Au printemps 1998, l'Aleba, pour sortir de son moule du secteur des banques et assurances, avait ouvert ses structures à d'autres branches que le seul secteur financier - sans trop de succès cependant. Cette stratégie était à l'époque motivée par les déboires de la Fep et peut être vue comme un essai non concluant de récupérer partie de l'héritage syndical de la Fédération des employés privés. Cette tentative d'ouverture avortée, l'Aleba ne se donne pas battue pour autant. En pleine négociation de la convention collective dans le secteur bancaire, elle a de nouveau fait un cavalier seul au printemps de cette année. C'est ainsi que, contre le gré des autres syndicats présents, l'Aleba a accepté le contrat collectif proposé par l'Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL). Pour éviter que ce contrat collectif soit à son tour rejeté, pour cause de représentativité nationale faisant défaut, l'Aleba s'est fait épauler, lors de la signature, par la Fédération syndicale Aleba-UEP. Cette fédération n'avait vu le jour que la veille de la signature du contrat collectif. Or, l'Union des employés privés (UEP) est la deuxième tentative l'Aleba pour chasser sur les terres de la Fep moribonde. D'ailleurs, le président de la Fédération syndicale Aleba-UEP est identique au président de l'Aleba. De sorte que cette manuvre n'avait d'autre but que de " sortir " l'Aleba de son cloisonnement sectoriel, l'UEP étant active dans d'autres secteurs que celui des banques et assurances. L'affaire ne connaît pas de succès pour l'instant, l'Inspection du travail et des mines ayant donné un avis négatif quant à la validité de la convention. Le forcing de l'Aleba ne s'arrête cependant pas là. Le syndicat a suivi le groupe Cedel dans sa décision de supprimer la représentation du personnel pour le groupe entier et de pourvoir les différentes entités de Cedel de leur propre représentation du personnel. Ce projet a provoqué l'ire de l'OGB-L (majoritaire au sein de la Cedel) et aussi du LCGB qui voient dans cette façon de procéder un affaiblissement de l'impact des délégués du personnel. Le groupe Cedel étant une entité économique, son morcellement en différentes entités juridiques autonomes ne devrait pas avoir de conséquences sur la représentation syndicale au sein de l'entreprise. Néanmoins, l'Aleba a conclu des accords avec Cedel Global Services et Cedel International, deux entités " sorties " du groupe pour des raisons fiscales et stratégiques. L'Aleba joue donc son va-tout sur plusieurs les plans, en faisant le forcing sur la scène syndicale nationale et en se tournant vers le Bureau international du Travail (BIT) pour obtenir le droit de négocier et de signer seul des contrats collectifs et des plans sociaux. L'argumentation de l'Aleba repose sur plusieurs points. Tout d'abord, elle attaque la loi de 1965 en ce que la reconnaissance de la représentativité nationale relève d'une décision arbitraire du ministre du Travail et va à l'encontre de la liberté syndicale en ce qu'elle interdit d'office l'activité syndicale à des organisations sectorielles. L'Aleba peut compter sur un partenaire de choix, l'ABBL. L'organisation patronale du secteur financier plaide en effet pour une représentation sectorielle au niveau syndical, au grand dam des syndicats représentatifs. Dans leurs notes respectives concernant la plainte de l'Aleba auprès du BIT, aussi bien Maître Guy Castegnaro pour l'OGB-L que Maître Georges Pierret pour le LCGB dénoncent le caractère purement politique de la démarche de l'Aleba soupçonnée d'être pro-patronale. La loi de 1965 répond à une situation particulière selon les deux syndicats dominants. À cause de l'exiguïté du territoire, le législateur aurait favorisé la création de grands blocs syndicaux, évitant de la sorte un morcellement de la scène syndicale qui porterait atteinte, à terme, à la liberté syndicale. Outre le fait que la représentation sectorielle peut favoriser le corporatisme sectoriel au détriment d'une solidarité globale, assurée par des organisations syndicales présentes dans tous les secteurs, le poids des structures syndicales sectorielles risque d'être trop faible pour négocier d'égal à égal avec le patronat. L'attitude du patronat est donc logique. Dans l'avis du Conseil économique et social concernant la réforme de la loi 1965, il plaide pour une représentativité sectorielle et l'ABBL soutient plus ou moins ouvertement les velléités de l'Aleba. La position dominante de l'ABBL au sein du patronat luxembourgeois est dès lors compréhensible. Déjà, lors des négociations concernant le Plan d'action national en faveur de l'emploi, l'ABBL fut, selon le gouvernement, " foncièrement opposée " à certaines modifications concernant la loi de 1965. Selon le PAN, les négociations collectives ne doivent plus se limiter aux considérations salariales et conditions de travail, mais aussi prendre en compte l'emploi et la lutte contre le chômage. Dans son mémoire concernant la plainte déposée par l'Aleba, le gouvernement dénonce implicitement la dimension politique de l'action de l'Aleba et le rôle joué par l'ABBL : " Dans la convention collective de 1999, signée par la seule Aleba, un grand nombre des sujets de négociations concernant l'emploi désormais obligatoires (...) n'ont pas été abordés. (...) Lors des négociations du Plan d'action national en faveur de l'emploi, le patronat du secteur bancaire était foncièrement opposée en particulier à la modification prédécrite de la loi de 1965. " L'Aleba jouerait ainsi le jeu du patronat. Un reproche fait à maintes reprises déjà : en printemps 1998, le Syndicat banques et assurances de l'OGB-L avait même dénié à l'Aleba le droit de s'appeler " syndicat ". Difficile dans une telle constellation de circonscrire les véritables intérêts de l'Aleba, si ce n'est une recherche de pouvoir politique. Lors des négociations de coalition, le sujet de la représentativité nationale et le sort réservés à la Fep-Fit Cadres et à l'Aleba - qui toutes deux sont politiquement proches du Parti démocratique - a été abordé. Si le PDL est plutôt favorable à une ouverture vers la représentativité sectorielle, les deux parties n'ont pas encore reussi à convenir de la marche à suivre. D'où le silence actuel du ministre du Travail au sujet de la convention collective signée par l'Aleba et l'ABBL, bien que François Biltgen eût promis de prendre position " pour la rentrée ". Or, le mémoire du gouvernement concernant la plainte de l'Aleba auprès du BIT, rédigé au ministère du Travail, est le plus incisif à l'encontre de l'Aleba qui y est littéralement taillé en pièces. Faisant fi de tout corporatisme, le gouvernement ne reconnaît pas de catégorie socioprofessionnelle des employés du secteur financier et mesure l'influence de l'Aleba par rapport à l'ensemble des employés privés pour arriver à la conclusion que " la représentativité de l'Aleba se limite à une partie minoritaire de la catégorie socioprofessionnelle des employés privés ". Il est peu probable que le BIT suive l'argumentation de l'Aleba, surtout que selon une jurisprudence constante, celui-ci s'est déjà prononcé favorablement sur la spécificité luxembourgeoise d'accorder une prééminence, selon des critères définis, à certains syndicats pour signer des conventions collectives. Ce qui n'empêchera pas le gouvernement de devoir se prononcer officiellement et à son tour sur la question, surtout lorsqu'il s'agira de finaliser la modification de la loi de 1965. Une tâche qui a été délaissée par l'ancien ministre Jean-Claude Juncker. Faute d'un discours clair et de décisions motivées, le débat, politique par essence, sur la représentativité nationale et/ou sectorielle ainsi pu être détourné par l'Aleba et le patronat.
Jean-Lou Siweck
Kategorien: Soziale Beziehungen
Ausgabe: 03.06.1999