d’Lëtzebuerger Land : Pourquoi avoir choisi le cabaret, cette forme d’art un peu en marge pour votre nouvelle pièce, le Kabaret Warszawski ?
Krzysztof Warlikowski : C’est une question de distance. Quand je faisais des spectacles comme Purifiés, comme Kroum ou comme Angels in America, tout était à découvrir en Pologne et puis, le moment de déchirement dans la vie d’artiste est arrivé. Quand on est jeune, on est très apodictique, très sûr de ses repères, rien ne peut nous ébranler, après, bien sûr, il n’y a que des déceptions, comme celle en Pologne, de ce Dieu qui n’existe peut-être pas. « Cabaret », ça me donne de la distance, « Cabaret », ça m’empêche de plonger dans une illusion, dans celle d’une narration spécifique, puisque ce n’est pas suffisant. Donc, cela permet une forme plus développée et un compte- rendu de là où je me trouve actuellement, en tant qu’artiste de cinquante et un an et là où se trouve cet ensemble de théâtre qui a vécu des étapes différentes. Il y a des gens qui travaillent depuis quinze ans et d’autres depuis plus de trente ans, où il y a un mélange de différentes générations. Le cabaret a donc comme motivation la plus forte de faire fonctionner cet ensemble toujours autour des mêmes thèmes. On peut dire que c’est toujours le même spectacle qui se confronte aux anciens et fait face aux nouveaux.
Alors que vous jouissez d’une très grande reconnaissance en France et en Europe, depuis une dizaine d’années, la Pologne vous permet aujourd’hui seulement d’ouvrir un lieu à vous et votre ensemble, le Nowy Teatr à Varsovie. Quel sera son identité ?
Ce sera un nouveau lieu pour Varsovie, dans le sens mental, par la proposition faite à la ville. Et le discours de ce montage projette d’une certaine manière le discours de ce que va être ce lieu, qui sera un lieu pluridisciplinaire, où on absorbe le festival de musique contemporaine, des expositions d’arts visuels ou encore un festival de films – en somme, un lieu où tout se mélange. Un lieu qui permet d’éviter l’opéra, la salle de concert, le cinéma, ces lieux dans lesquelles l’activité est trop repérable. Tandis que dans ce garage, le fait d’aller voir un opéra, ne voudra pas forcément être un opéra et répondre aux codes de l’opéra. Le Nowy Teatr sera l’endroit où l’on évitera les rituels des spectacles qui nous séparent d’eux, donc tout ce qui permet aux gens de ne pas passer par le vestiaire, de ne pas faire de réservation, ne pas s’asseoir dans des sièges en velours rouge, de ne pas voir le rideau rouge tomber à la fin d’un spectacle.
Est-ce que le Nowy Teatr ne serait pas en fait le résultat de votre confrontation avec tous ces lieux que vous avez pu voir dans toutes les villes européennes, où vous avez tourné avec vos pièces. Une sorte d’import dans une ville (Varsovie) qui aime encore trop les rituels et qui ne va pas assez chercher les bases d’un théâtre de qualité, mais populaire ?
Dès le début, le théâtre m’effraie, ce n’est pas l’art que j’adore. Faire du théâtre, pour moi, c’était plutôt une fuite désespérée du théâtre lui-même. Mes expériences de quelqu’un qui travaille en Pologne, mais aussi ailleurs, en Europe, c’est bien sûr tout d’abord le fait de rentrer dans les institutions existantes. Savoir délimiter ce qu’est le théâtre à un moment donné, dans un endroit donné. Ces années m’ont données une liberté de celui qui découvre plutôt les réponses du côté du public – elles me donnent cette liberté de pouvoir me poser les questions sur les bases du théâtre. C’est pour ça que je fais autant de références antiques : est-ce qu’Athènes est comparable à Avignon ? Est-ce que ce sont deux forums politiques de théâtre qui se correspondent ou pas ? Donc tout d’abord, il fallait que je quitte les institutions, par lesquelles j’ai du passer, pour recommencer dès le début, pour annuler tous ces rituels de théâtre, avec ces vestiaires, avec ces ouvreuses à qui on ne parle même pas. Surtout, il s’agit pour moi, de rabaisser cette forme élevée de culture, pour ne plus la craindre et pouvoir davantage y ajouter et y puiser. Â l’époque d’Hamlet à Varsovie, dans les années 1990, la société polonaise était dégénérée, décadente, après la guerre et le communisme – mais pendant ce temps-là, il y avait le Théâtre national dans lequel on déclamait les vers et les textes de la façon la plus noble, en ignorant ce qui se passait dans la rue. Il fallait complètement changer ce langage, jusqu’à effrayer les profs de littérature polonaise. Est-ce qu’on peut aussi effrayer les profs de français à Avignon ou de luxembourgeois à Luxembourg ? Afin d’emmener le théâtre vers quelque chose de basique, de plus simple, aussi simple que de traverser une porte et de se trouver dans un univers qui n’est pas entouré comme une forteresse, dans laquelle on doit signer plusieurs pactes pour pouvoir participer au spectacle.
En somme vous voulez décloisonner entre le spectacle et le public ?
Ce qu’il faut d’après moi, c’est détruire définitivement les ghettos. J’ai à faire avec le public de l’opéra et je le trouve très dangereux – ce sont des gens obsédés, des drogués. On le trouve parfois aussi à Avignon, ce public drogué, presque déshumanisé, juste avide d’être public. Et pour moi, tout ce qui est bien organisé me paraît être l’obstacle dans l’innocence de cette entreprise vers un forum libre, engagé dans la société d’aujourd’hui. Un moment dur pour cette civilisation qui aboutit vers le meilleur des mondes possibles. Quand on considère l’histoire du vingtième siècle, qui est terrible, on entre le vingt-et-unième siècle avec plein d’espoir. Cet enthousiasme s’est fait célébrer partout sur le globe, on aurait pu croire qu’on allait pouvoir vivre les meilleures idées de cette société. Et voilà, on a déchanté, dans la banalité de la crise et on a vieilli avec une vitesse effrayante. On est désabusé, dans ce néant où rien n’est repérable. L’Europe aujourd’hui – il n’y a plus personne qui voit vraiment la nécessité, le modèle bruxellois nous fait rire, les solutions nous font rire, parce qu’il n’y en a pas. On est dans une société qui a été secouée une dernière fois en 1968, on vieillit sans chocs, avec des individus utopistes pour le meilleur des cas et complètement paumés, pour les autres – des gens qui ne font plus partie de cette communauté humaine, citée toujours comme source de théâtre.
Alors qu’est-ce qu’il faut ? Qu’est-ce qu’il vous faut encore ?
La réponse n’est pas claire, mais elle s’approche peut être de Marina Abramovic et de son The artist is present, une performance dans laquelle on n’aurait pas pu prévoir l’impact et en même temps la douceur du regard adressé que l’artiste pose sur chaque personne qui le souhaite. New York voulait être regardé dans les yeux, mêlé à un geste d’amour ou un geste humain. Des gestes qu’on ne peut pas vraiment verbaliser, narrer, expliquer, des gestes ou des choses qui nous secouent. Mais il faut finalement très peu pour que cela se produise.