Il y a une demande pour des spectacles humoristiques populaires au Luxembourg, le succès de l’indéboulonnable Lëtzebuerger Revue, des nombreuses troupes de cabaret qui sillonnent le pays, des Dëckkäpp à la radio et du plus récent Hoppen Théid sur RTL Tele Lëtzebuerg le prouvent. On veut rire jaune, de nos propres travers, du côté loufoque de nos contemporains – des bizarreries du peuple luxembourgeois que seuls leurs compatriotes peuvent décrire. Depuis les soirées luxo-luxembourgeoises de la troupe autour de Frank Feitler, il y a une quinzaine d’années (Fernand Fox, Marc Olinger, Luc Feit, Josiane Peiffer), ce volet manquait un peu sur les grandes scènes publiques. Il était donc normal et légitime de répondre à cette attente d’un public avec Gutt a genuch, une comédie tragique autrichienne d’Alfred Dorfer et Josef Hader, créée à Vienne en 1991 et portée deux ans plus tard à l’écran par Paul Harather. Christiane Kremer l’a traduite en luxembourgeois, non, plutôt adaptée, avec de multiples trouvailles propres au pays. Luc Feit et Luc Schiltz, deux acteurs caméléon qui n’ont pas peur du ridicule, jouent les deux personnages principaux, on ne pouvait que s’attendre à une soirée disons, pour le moins divertissante.
Lundi soir au Théâtre d’Esch, deuxième station de cette création des Théâtres de la Ville (elle a fêté sa première une semaine plus tôt au Capucins). Ici, on s’endimanche encore pour aller au théâtre, la moyenne d’âge est assez élevée, profil typique du spectateur : le couple âgé où les femmes de plus de cinquante ans qui font une virée « entre copines ». Ça papote beaucoup dans les rangs, les attentes sont élevées, on s’explique la pièce, ce qu’on en a lu. Puis on chantonne avec Manila, du mäin hierzegt Kand et on pousse un grand « ooohhh ! » quand un des personnages éteint la radio lorsque passe Sag’ Warum de Camillo Felgen. Pas de doute, ce spectacle est pour eux. Et les applaudissements donnent raison et aux acteurs et aux initiateurs du projet (Daniel Texter a fait une mise en scène très pop, largement nourrie par une bande-son hyper-codée). Mais quel fiasco pour ceux qui s’attendaient à de l’humour subtil, voire même intelligent !
Le décor, pourtant, est génial : Anouk Schiltz s’est beaucoup inspirée de travail d’Anna Viebrock pour Christoph Marthaler en créant un non-lieu universel, un bar démodé qui pourrait accueillir le soir même un concert de Serge Tonnar avec sa tournée des Bopebistrots : papier peint jauni, ramures de cerf au mur, radio des années 1950, bar sorti d’un autre temps. Quelques tables permettront aux deux complices de la pièce de faire un road-movie sur place, de se déplacer de table en table pour symboliser qu’il s’agit toujours d’une nouvelle étape.
Car Francis Feller, le pédant (Luc Schiltz prend beaucoup de plaisir à surjouer le mec en costume-cravate absolument insupportable car donneur de leçon rigoriste) et Louis Laporte, le beauf au pull à losanges et pantalon caca d’oie, qui mange les jambes écartées et dévore les plats qu’on lui sert comme un porc (Luc Feit s’en donne à cœur joie lui aussi), ce duo improbable donc est obligé de faire équipe commune pour la bonne cause. Non pas pour chasser les criminels ou élucider quelque meurtre – le motif des partenaires mal assortis est archi-connu du film policier –, mais pour... tester les restaurants et hôtels du pays pour le compte de l’État, analysant la qualité de la nourriture, l’hygiène, l’accueil, l’équipement, tout ça.
Au début, ça marche aussi assez bien : l’imposant Jean-François Wolff incarnant toujours le rôle des tenanciers des établissements, aussi peu soigné que les hôtels et restaurants qu’il gère. Car Gutt a Genuch fait non seulement le tour du pays (« mam Fanger op der Landkaart »), mais dresse aussi une cartographie d’un secteur touristique complètement déglingué (« Si kennen d’nächst Joer Asylanten ophuelen, Touriste komme keng méi » dit Francis Feller à un moment). Mais peu à peu, ça dérape dans la vulgarité et la scatologie. Les deux hommes, que tout oppose au début, deviennent les meilleurs potes à force de beuveries et de confidences sur leur vie sexuelle et leurs interrogations existentielles sur la taille de leur organe. L’apogée de cette première partie est un dialogue au pas de la porte... des toilettes – on vous épargne les détails. Les gens, pourtant, rient gras. Après la pause, les plus énervés sont partis, la pièce change complètement de registre : bien que les deux amis parlent toujours en futilités, c’est de vie et de mort qu’il s’agit désormais, car Francis Feller va mourir d’ici deux semaines d’un cancer qu’on vient de lui annoncer. C’est alors que quelques (rares) moments de poésie naissent entre eux (les fraises décongelées dans un sachet plastique en guise de cadeau récurrent...) Mais quel calvaire à subir pour arriver jusque-là !