Galerie de la Kulturfabrik, vendredi dernier, 19.45 heures. Nous sommes chez ILL (Independent Little Lies), qui décline le thème de la crise dans une résidence de six mois, sous le titre un peu bon enfant de Krisounours. Une bonne cinquantaine de personnes profitent de la clémence du ciel pour boire un verre, rigoler un coup, se revoir – en somme une ambiance très agréable. À 20.15 heures démarre donc le deuxième projet de Krisounours, après Tulipomania en début de semaine. Il s’agit d’une nouvelle adaptation du désormais fameux enregistrement illicite datant de 2007 entre le Premier ministre Jean-Claude Juncker et l’ancien directeur du Service de renseignement (Srel), Marco Mille. Le titre, Juncker/Mille, est très direct, sans chichis ou volonté d’y insérer une dramaturgie quelconque. Bien. Une nouvelle adaptation, car pas plus tard que le mois dernier, lors du Fundamental Monodrama Festival à la Banannefabrik, j’assistais, dans une salle non moins comble, au M. de Josée Hansen et Romain Hilgert avec la très juste et forte interprétation de Steve Karier (pour les deux protagonistes). Une transcription en fidèle de cette conversation, qui a permis un état des lieux des tenants et aboutissants en matière de politique interne. Une sujet très luxembourgeois s’étendant néanmoins à de nombreuses autres réalités politiques dans un contexte international.
Ainsi, tous ceux qui n’avaient pas encore eu vent de cette révélation – une parmi tant d’autres – ont pu s’y pencher attentivement en assistant au spectacle, mis en scène par le tout jeune Tom Dockal. Il a choisi deux acteurs, Marc Baum et Jacques Schiltz, pour interpréter les deux personnages. Et d’office, il y a comme une erreur de casting, Marc Baum, acteur plus averti, plus âgé aussi, interprète Marco Mille, qui, dans l’enregistrement d’origine, passe, il faut le dire, pour un homme assez inconsistant. Baum offre ici trop de rondeur à son personnage, en faisant de lui un homme très sûr de lui. Quant à Jacques Schiltz, grand garçon – certainement très intéressant dans un autre contexte –, il n’est tout simplement pas crédible comme Premier ministre et homme politique d’une telle longévité diplomatique. Ni la voix, ni le volume sonore ne sont en adéquation avec le vrai Jean-Claude Juncker. Les « Jojojojo » sont timides et décalés. Habillé d’un costume surdimensionné, il apparaît dès le début, assis, de dos, fumant cigarette sur cigarette à la manière très grotesque du Docteur Gang du dessin animé Inspecteur Gadget. Peut-être est-ce une piste de réflexion de la part du metteur en scène, celle de mettre en avant la dimension sinistre et absurde de l’état des choses en politique ? Les intentions ne sont, en tous cas, pas très claires.
Tandis que dans M., la conversation luxembourgeoise entre les deux personnages était amenée avec un soupçon d’ironie, permettant à la fois de constater le désastre et l’absurdité de l’affaire de ce CD mystérieux dont les fichiers existent bel et bien (ou pas), mais ne sont pas déchiffrables ou le sont et ne permettent donc pas de révéler son contenu – important ou pas. Steve Karier nous laissait entrevoir le Léviathan, ce fameux pacte que les citoyens font avec leur souverain en lui conférant libertés individuelles au profit d’une liberté commune dont Hobbes pensait qu’il était le seul moyen d’enrayer le bellum omnium contra omnes (« guerre de tous contre tous ») – situation de guerre civile – le droit naturel, mais qui manifestement, à l’aide de cet état actuel des affaires, semble prouver inversement ce qu’avançait le philosophe, car le pacte ne tient plus la route dès lors que s’essouffle la confiance des administrés envers leurs souverains.
Dans Juncker/Mille, on a sans doute voulu travailler da-vantage le scoop que les conséquences ou la réflexion sur cette époque de la recherche de la transparence absolue dans laquelle nous avons l’opportunité de vivre, s’attardant sur des détails de cafe-théâtre, forcément drôles et de part le contenu, intéressants (si toutefois on ne le connaissait pas encore), mais faisant dévier les propos graves vers une farce, un peu trop simple, sans éclairage supplémentaire. Surtout dans le contexte des Krisounours, on regrette un peu la nonchalance dans laquelle émerge ce désormais moment historique. Il manque un esprit « Schlingensiefien » qui y aurait sans aucun doute révélé le drame de l’ignorance ou le dépassement par les événements de ces gens – nos gouvernants – qui s’engagent à corps perdu dans leurs rôles respectifs, tout en oubliant leurs responsabilités et perdent de ce fait leur crédibilité.
Le public quant à lui a semblé avoir apprécier les deux propositions, aussi bien M. que Juncker/Mille, sans doute percuté par le caractère insolite des propos et la possibilité presque voyeuriste de pénétrer les secrets du sacrosaint pouvoir politique. Mais, M. a permis de souligner le grand malaise et écrire une page dans le théâtre documentaire tandis que Juncker/Mille n’a fait que l’effleurer.