Constitution

Dissolution

d'Lëtzebuerger Land du 24.06.2010

« La dissolution », selon le Dictionnaire constitutionnel de Duhamel et Mény, « est l’acte par lequel l’exécutif met fin au mandat d’une assemblée parlementaire avant son terme normal, provoquant ainsi des élections anticipées. »1

Prévue depuis l’origine dans toutes les Constitutions luxembourgeoises, y compris celle de 1841, la dissolution fait l’objet, dans la proposition de révision constitutionnelle N° 6030, de réaménagements lourds de signification.

Selon la théorie classique, le régime parlementaire repose sur deux éléments qui sont censés s’équilibrer mutuellement : la responsabilité du gouvernement devant le Parlement élu et, en contrepartie, le droit donné à l’exécutif de dissoudre ce même Parlement. En Grande-Bretagne, où est né le régime parlementaire, la dissolution fut utilisée en 1784 pour arbitrer un conflit entre le cabinet de William Pitt le Jeune et la Chambre des Communes qui lui était hostile2. Au fil du temps, la dissolution a connu bien d’autres fonctions possibles : organiser les élections au moment le plus favorable pour le gouvernement en place (dissolution à l’« anglaise »), infliger une espèce de punition à un parlement qui vient de voter la méfiance, discipliner une majorité indocile par la menace d’élections anticipées.

Presque toujours, c’est le chef de l’État – monarque ou président – qui est le détenteur nominal du droit de dissolution, même si la décision effective est généralement prise par le gouvernement, voire le premier ministre. Partant, l’acte de dissolution est en règle générale soumis à l’exigence du contreseing, à l’exception notable de la France et du Portugal où le président dispose en cette matière d’une compétence personnelle et discrétionnaire.

Au Luxembourg, la question fait actuellement l’objet de l’article 74 de la Constitution : « Le Grand-Duc peut dissoudre la Chambre. Il est procédé à de nouvelles élections dans les trois mois au plus tard de la dissolution. » Si la volonté du monarque a pu jouer un rôle important voire décisif dans certaines dissolutions intervenues jadis (Guillaume III en 1856 ou Marie-Adélaïde en 1915), les dissolutions modernes procèdent toutes d’une décision du gouvernement, entérinée par le Grand-Duc.

D’après l’article 45 de la Constitution, les arrêtés de dissolution doivent être – comme tous les actes du Grand-Duc – contresignés par « un membre du Gouvernement responsable ». Il suffit, comme cela a d’ailleurs été confirmé par un arrêt du Conseil d’État, de la signature d’un seul ministre3 ; mais dans la pratique, on constate que les arrêtés de dissolution ont été régulièrement contresignés par le gouvernement au complet, sauf en 1925 où il manquait la signature du ministre De Waha.

Par son énoncé lapidaire et sans nuances, l’article 74 fait partie de ces dispositions constitutionnelles qu’on qualifie volontiers de « fictions », pour souligner que la lettre n’en correspond plus à « l’exercice réel des pouvoirs »4. L’élimination de ces fictions constitue précisément l’un des objectifs que s’est assignés la proposition de révision 6030.

Alors qu’un avant-projet de proposition de révision de la Constitution remontant à mai 2008 ne touchait pas au droit de dissolution du Grand-Duc (l’article 80 de cet avant-projet reprenait tel quel l’article 74 actuel), la proposition 6030 déposée le 21 avril 2009 entend réformer substantiellement la matière, dans le sens d’une marginalisation du Grand-Duc. Telle semble être en effet l’interprétation à donner aux nouveaux textes qui, il faut bien le dire, ne sont pas entièrement clairs. On remarquera au passage qu’il y a eu, entre l’avant-projet de mai 2008 et la proposition définitive, la crise institutionnelle de décembre 2008.

La principale innovation proposée consiste à inscrire à l’article 99 que « la dissolution… doit faire l’objet d’une décision du Conseil de Gouvernement ». Pour une large part, ce n’est probablement que l’entérinement de la pratique actuelle. On se contentera de noter le libellé (inutilement ?) compliqué et légèrement ambigu du texte. En l’interprétant littéralement, on pourrait en effet soutenir qu’il exige simplement qu’une décision soit prise, fût-elle négative. Après tout, il suffirait qu’une minorité de ministres soient favorables à la dissolution, le contreseing d’un seul étant requis. Cette interprétation, sans doute absurde, se trouve à la limite confortée par la rédaction surprenante de l’article 78 de la proposition qui dit que « le Grand-Duc peut dissoudre la Chambre des Députés, conformément au paragraphe (3) de l’article 99 ». L’emploi du verbe « peut » pourrait donner à penser que le Grand-Duc garde sa liberté d’appréciation même après une décision du gouvernement. Le commentaire de l’article 78, qui à dire vrai ne mérite pas cette appellation, consiste en un laconique « Sans observations »5.

Ce théâtre d’ombres ne doit pourtant pas donner le change : il s’agit bien d’enlever au Grand-Duc une de ses prérogatives importantes qui, toute virtuelle qu’elle est devenue, constitue un des éléments de son autorité et de son prestige6. En fait comme en droit, c’est désormais le gouvernement et lui seul qui sera compétent pour décider une dissolution (ce qui supposera donc une majorité de ministres favorables) ; mais curieusement, la dissolution continuera à devoir prendre la forme d’un arrêté grand-ducal, contresigné par au moins un ministre responsable. Le Grand-Duc aura cependant, en cours de route, perdu toute marge de manœuvre ; il sera purement et simplement contraint d’entériner la décision du gouvernement. Il n’aura plus, comme disent les juristes, qu’une compétence liée.

On peut être certain que de cette façon, en matière de dissolution, le Grand-Duc aura perdu non seulement tout pouvoir mais encore toute influence, qu’il n’aura plus « the right to be consulted,… the right to warn » que le célèbre constitutionnaliste anglais Walter Bagehot rangeait parmi les trois pouvoirs dont dispose un monarque7.

Évincer le Grand-Duc du processus de décision est une chose, l’abaisser au rang d’exécutant du gouvernement en est une autre.

On n’ose imaginer l’imbroglio juridique qui se produirait si, un jour, un Grand-Duc éprouvait des états d’âme au moment de signer l’arrêté de dissolution à lui soumis par le gouvernement. Y aurait-il des moyens de coercition susceptibles d’être employés à son encontre? Probablement non, en raison de l’inviolabilité que la proposition de révision lui conserve (article 53). Sous la Constitution actuelle, le Grand-Duc peut certes se trouver en conflit avec le gouvernement ; mais la question de sa désobéissance, de son insubordination, ne peut pas se poser parce que c’est lui, et non le gouvernement, qui détient, nominalement du moins, le droit de dissolution.

Des questions du même ordre se poseront d’ailleurs à propos des arrêtés et règlements grand-ducaux en général dont l’article 99 § 2 de la proposition de révision dit explicitement que c’est le gouvernement qui en « arrête » le texte c’est-à-dire le contenu, le Grand-Duc n’ayant qu’à les signer8.

Il est intéressant de savoir qu’en Italie, le gouvernement de Silvio Berlusconi avait pareillement tenté, en 2005, de vassaliser le Président de la République en l’obligeant à prononcer la dissolution du moment que le président du conseil le lui demandait ; cette tentative de réforme n’a cependant pas abouti.

Supprimer le pouvoir de dissolution du Grand-Duc ne revient-il pas, quelque part, à gripper la mécanique ? Sachant que la question de la dissolution se pose forcément dans un contexte de crise, on peut imaginer le cas d’un gouvernement à ce point divisé qu’il n’arrive plus à dégager une majorité en faveur de la dissolution. Dans ce cas, le chef de l’État sera, d’après la proposition de révision, condamné à l’inaction, alors que la Constitution actuelle lui permettrait, moyennant le contreseing d’une partie des ministres, de redonner la parole aux électeurs. Après tout, l’appel aux urnes n’a rien de scandaleux dans un pays ­démocratique.

Dans son commentaire, la Commission des Institutions et de la Révision constitutionnelle rappelle que le Grand-Duc dispose, « à côté des attributions formelles inscrites dans la Constitution », de trois « fonctions… qui caractérisent son rôle dans la réalité politique luxembourgeoise ». À côté d’une « fonction symbolique » (au demeurant mentionnée dans la Constitution), il s’agit de la « fonction importante de gardien des institutions » et de la « fonction d’arbitre »9. Or, à quel moment ces fonctions sont-elles davantage d’actualité que dans une situation de crise ?

Georges Burdeau écrivait au sujet de la présidence très affaiblie organisée par la Constitution française de 1946 : « N’ayant plus le droit de dissolution, on voit mal comment il [le Président] pourrait jouer ce rôle d’arbitre que l’on a cependant entendu lui confier »10.

En Espagne, l’article 56 de la Constitution fait du Roi « l’arbitre et le modérateur du fonctionnement régulier des institutions », terminologie proche de celle utilisée par la Commission de Révision ; fort logiquement, elle lui laisse le droit de dissoudre les Cortes generales, avec obligation de contreseing évidemment (articles 62, 64 et 99 de la Constitution espagnole).

Une difficulté plus technique mérite qu’on s’y arrête un instant : celle de savoir si un gouvernement démissionnaire – à la suite d’un vote de méfiance à la Chambre ou de la tenue d’élections législatives – est encore habilité à prendre une décision de dissolution. Selon une tradition solidement établie11, un gouvernement démissionnaire est chargé d’expédier les affaires courantes. Une dissolution de la Chambre est-elle susceptible d’y rentrer ? Ce n’est pas tout à fait sûr, alors que les affaires courantes ne comportent que « les décisions à prendre pour assurer la continuité des services publics » et que la dissolution est « un acte d’une portée politique très grave », selon les termes du commentaire des articles12. Or, dans les régimes parlementaires, on recourt souvent à la dissolution quand un gouvernement est mis en minorité à la Chambre ; et après des élections, un retour devant l’électeur peut s’imposer si les rapports de force à la Chambre ne permettent pas de constituer un gouvernement stable. Dans le régime actuel, où la décision de dissolution est – formellement – prise par le Grand-Duc, il n’y a pas la moindre hésitation à avoir : les pouvoirs du Grand-Duc ne sont pas touchés par la démission du gouvernement ; au contraire, c’est précisément dans des situations de ce genre que se concrétise sa fonction de symbole de « la permanence de l’État au-delà des divisions politiques »13.

La proposition 6030 ne laisse pas apparaître une vision claire et tout à fait cohérente de l’institution du chef de l’État. Elle oscille entre une vue minimaliste – à la suédoise, diront quelques-uns – et une autre plus traditionnelle, laissant au Grand-Duc certains pouvoirs virtuels, pouvant devenir effectifs en cas de crise, comme celui de nommer et de révoquer le Premier Ministre et les autres membres du Gouvernement (article 94 § 1). De même, le Grand-Duc reste titulaire nominal du pouvoir exécutif (article 52 alinéa 2). La figure du chef de l’État telle qu’elle ressort de la proposition apparaît quelque peu brouillée et contradictoire. Ce constat serait du reste valable même si le chef de l’État, au lieu de s’appeler Grand-Duc, ­s’appelait Président.

(suite de la page 17)

(suite page 18)

1 Dictionnaire constitutionnel, sous la direction d’Olivier Duhamel & d‘Yves Meny, PUF, Paris, 1992.
Henri Goedert
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