Premier vaporetto Il est recouvert d’une publicité pour la Biennale : « May You Live In Interesting Times ». Ce titre s’adresse immédiatement et personnellement à vous ; il porte en lui la judicieuse ambiguïté des réponses de l’Oracle de Delphes. L’on ne sait pas si cette phrase a existé : selon Ralph Rudolph, le curateur de la 58e Biennale de Venise, elle n’a pas existé : « C’est un proverbe fictif avec une histoire étrangement persistante1 […] Et malgré son statut fictif, il a eu des effets rhétoriques réels lors d’échanges publics signifiants »2. Entre ironie, abstraction et malédiction, cette phrase devient ainsi un défi qui s’installe dans l’esprit du visiteur de la Sérénissime bien avant qu’il n’entre dans la Biennale – et qui y reste en lui, bien après – en posant de manière persistante la question de l’art, la question du rôle de la Biennale, celle du « public » (qu’il soit professionnel ou pas) et qui, tentant de se distancier de notre époque, essaye de concevoir le monde tel qu’on le connaît mais sous un œil différent.
La Biennale de Venise est comme une promesse dont la réalisation est longtemps attendue. Lorsqu’elle arrive, elle est accompagnée d’éblouissement, de déception et d’impatience. Il faut laisser passer un certain temps, afin de voir ce qui de ces « choses vues, non, même [parfois] pas vues jusqu’au bout »3, ce qui de ces « aperçues », reste… ou, plutôt, afin de comprendre comment les choses vues s’installent en nous. L’on sait pertinemment que certaines œuvres ou pavillons sombreront dans un oubli sans fond, alors que d’autres feront leur entrée dans une nouvelle sphère et que tout d’un coup nous les verrons (ou y penserons) de plus en plus souvent. L’on sait aussi (ou espère profondément) que l’on y fera des rencontres – au sens d’André Breton : qui scindent la vie en un avant et un après – des rencontres avec des œuvres d’art bien entendu (et avec des types de connaissance inspirants ou potentiellement sauveurs).
Plutôt donc que d’être une critique, cet article est un recueil de surprises, d’émotions et de réflexions, qu’a suscitées notre passage à Venise, lors des journées d’ouverture de la Biennale. Il est impossible dans le dispositif du journal, comme il est impossible de tout voir en quelques jours à la Biennale, de nommer tout le monde. Cette condition impose un choix (une forme de censure non-voulue aussi) et une direction.
L’exposition internationale4 C’est toujours un défi en raison de sa taille. D’habitude cette exposition est deux expositions (l’une dans le long Arsenale et l’autre dans le bâtiment central des Giardini). Ce furent probablement ces circonstances difficiles qui ont inspiré Ralph Rudolph : il a fait une exposition (simplement dénommée Proposition A et Proposition B pour chacun des lieux respectifs) avec seulement quelques 70 artistes (c’est souvent le double) et où chaque artiste a apporté une proposition différente pour chaque lieu. Judicieux choix qui, partant d’un titre qui évoque le pouvoir de la rhétorique et le malheur de la simplification des choses, travaille au contraire sur la complexité du monde à partir de la multiplicité de toute pratique artistique. Prise de position qui met au centre de ses préoccupations les artistes. La carrière curatoriale de Ralph Rudolph a commencé par l’écriture, cela est immédiatement perceptible dans son commissariat conçu comme des phrasés, des paragraphes, des notes de bas de page et des espaces (rares) presque vides dédiés à un artiste. C’est une sorte d’éclatement, un trop plein, une tension parfois dramatique (les grandes thématiques sont évidement actuelles : la guerre, le corps, l’écologie, les migrations et les questions de genre) qui, lorsqu’elle est libérée par le poids de l’époque, réussit à susciter une grande beauté. Quatre choix parmi les 70 artistes exposés.
Andreas Lolis L’artiste d’origine albanaise qui vit à Athènes crée des trompe-l’œil en marbre à partir d’objets qu’il voit dans les rues de la capitale grecque (sacs poubelle, coussins, couvertures…). En reproduisant les déchets dans la matière la plus précieuse à niveau symbolique en Grèce, il suscite un décalage si discret qu’il peut passer inaperçu, puis il provoque un regard attentif sur ce que d’habitude l’on feint de ne pas voir…
Haris Epaminonda La jeune artiste chypriote (qui a bien mérité le Lion d’argent) a un travail qui a la capacité rare de se situer en position « méta- » tout en créant une poétique inédite. VOL. XXVII, est une composition spatiale réalisée à partir d’éléments trouvés et créés (sculptures, objets, pages de livres, cadres, un fauteuil). Précision, minutie, beauté, intensité : l’artiste provoque un transport immédiat dans un univers à la fois dense, surprenant et dont les références nous portent à la Grèce Antique et au Japon simultanément, tout en nous ouvrant à une contemplation si étrangement paisible et stimulante que l’on voudrait qu’elle dure toujours…
Cyprien Gaillard Ocean//Ocean, à la toute fin de l’Arsenal (il faut aller jusqu’au bout du bout) : combine des images de détail du marbre qui habille le métro des pays de l’ex-Union Soviétique avec des images où d’anciens wagons du métropolitain newyorkais sont jetés dans l’océan. Il installe ainsi une dialectique subtile au sein de laquelle d’un côté des restes géologiques sont élégamment incorporés dans des stations de métro, et de l’autre le métro s’impose de la manière la plus irrespectueuse possible comme une couche géologique de l’Anthropocène dans les fonds marins. Et, paradoxalement, les images d’archives utilisées par l’artiste sont belles – insupportablement jouissives.
Les pavillons nationaux Un choix de trois pavillons qui sortent du politiquement correct et des évidences et qui, tout en gardant un propos engagé sur le réel, font… de l’Art. Étrange coïncidence, les trois pavillons choisis sont des œuvres collectives ou les modes de penser mis en œuvre sont multiples, complémentaires et où la création se fait – bizarrement – à plusieurs :
– Swinguerra (Brésil) Parce que l’art peut être éminemment sexy tout en parlant d’un débat social violent. L’installation vidéo de Bárbara Wagner et Benjamin de Burca travaille sur la beauté de corps pas parfaits, dont le sexe n’est pas forcément identifiable, sur le désir, la discipline, la solitude, la beauté du mouvement, la difficulté de la transformation, la question de la représentation du Soi et du rapport au groupe, sur le pouvoir, les droits humains, la force de la collectivité, avec une douceur et une perspicacité inouïes… Des personnes dansent, ce sont des élèves d’une école de danse populaire, « le caractère qu’elles jouent c’est elles-mêmes, puisque cette connaissance inscrite dans le corps est ce que nous analysons avec elles », expliquent les artistes.
– Mr Stigl (Grèce), la coexistence d’œuvres de trois artistes (Panos Charalambous, Eva Stefani & Zafos Xagorakis) autour d’une même année : 1948. En pleine guerre civile5 grecque, le pavillon national à Venise avait été offert à Peggy Guggenheim qui y montra pour la première fois en Europe sa collection d’art moderne. Simultanément, en Grèce, dans la prison militaire de Makronisos, les détenus politiques sont forcés de « recréer » l’image esthétique parfaite de la Grèce en fabriquant des miniatures du Parthénon et d’autres vestiges de l’Antiquité. L’exposition conceptuelle renvoie également aux petites histoires des non-héros de l’époque et de nos jours (Only men par Eva Stefani), au silence des femmes et au pouvoir sauveur et généreux de la magie musicale en toute situation difficile.
Deep See Blue Surrounding you/Vois ce bleu profond te fondre (France). Il est des œuvres que l’on n’oublie jamais. Liquide, fluide, bleue, lumineuse, onirique, exaltante, généreuse, puissante, l’œuvre de Laure Prouvost nous embarque, avant même que nous ne nous en rendions compte, dans un voyage intérieur qui rappelle la liberté des bandes d’amis qui se créent dans les phases de la vie où, malgré tout, tout est possible… Ceci tout en interrogeant des problématiques fondamentales de notre monde globalisé et inégal, mais aussi le désir, la nature, le trésor inouï que sont les liens intergénérationnels… Voyage initiatique, entrée dans le ventre d’une pieuvre, l’œuvre filmique co-écrite par l’artiste et plusieurs contributeurs, retrace un roadtrip d’une douzaine de comédiens d’horizons et d’âges divers qui commence dans la banlieue parisienne pour arriver à la Sérénissime. C’est une célébration humaniste, élégiaque, déconcertante, merveilleuse, profonde, de la vie ; c’est aussi un portrait de la France saisie par ses marges et par les lignes de fuite et de déploiement des possibles que seule l’imagination peut créer. Trop magique pour être définie, cette Odyssée est une joie, une euphorie, une chance, … un vrai cadeau comme ceux que l’art seul sait (parfois) en faire.
À ne surtout pas rater
Fondazione Prada : quelle que soit votre rapport à l’arte povera, il faut aller à la première rétrospective de Jannis Kounelis après son décès, dont le curateur Germano Celant a fait un commissariat des plus inspirants, précis et respectueux qui soient (www.fondazioneprada.org)
Palazzo Grassi (Pinault Collection) : L’exposition extraordinaire La Pelle (la peau) du maître Luc Tuymans (www.palazzograssi.it).
Le Lion d’Or : le pavillon lituanien Sun and Sea (Marina), œuvre d’une jeune équipe de trois femmes – Rugilé Barzdziukaité, Vaiva Grainyté et Lina Lapelyté – qui parle de catastrophe écologique, ceci en écoutant une musique chantée par des performeurs en maillots de bain sur une plage artificielle. À noter : la performance aura lieu (uniquement) les samedis de la durée de l’exposition (www.sunandsea.lt).
Punta della Dogana (Pinault Collection) : l’exposition Luogo e Segni, notamment pour un magnifique geste d’une simplicité et d’une poésie saisissantes par Ann Veronica Janssens [Untitled (White Glitter), 2016] et pour la beauté infinie du travail sur l’eau de Roni Horn (Well and Truly, 2009-2010)
(www.palazzograssi.it/fr/about/les-lieux/punta-della-dogana)
Written by Water, le pavillon luxembourgeois par Marco Godinho à l’Arsenale (lire Land du 17 mai 2019 ; www.luxembourgpavilion.lu). seb