Une des expositions-phare de l’Emop (European month of photography) 2019 est à voir au Cercle Cité. Le thème de cette année, BodyFiction(s), y est magistralement illustré et mis en espace par les deux « manitous » luxembourgeois de la photographie, Paul di Felice et Pierre Stiwer.
Mais descendons tout d’abord à l’Abbaye de Neumünster, où est montré le point de départ de ce qui allait devenir le sujet de cette septième édition : le selfie, apogée du quart d’heure de gloire warhohlien sur les réseaux sociaux. Les jeunes Coréennes sont parmi les plus friandes de cette gloire éphémère, où il s’agit de se montrer sous son meilleur jour. Corinne Mariaud (présentée par l’Institut Français, un des partenaires de l’Emop), rend compte du phénomène et résume « la » préoccupation de l’apparence dans Fake I real me (à voir jusqu’au 16 juin). La photographe française (née en 1964) a réalisé ce travail à Singapour et à Séoul en 2017-2018, où l’idéal de perfection est un héritage culturel ancestral. Transposé au monde d’Internet, l’archétype de la beauté est devenu une quête extrême. Pour Fake I real me, Corine Mariaud a cherché sur les réseaux sociaux ces filles aux lentilles colorées élargissant le regard « œil de Bambi », au bas de visage dessinant un « V » parfait, aux pommettes glow, à la bouche cerise. Apparaît une image latex, qui est aussi bien celle unisexe des Flower beauty boys, jeunes garçons photographiés à Tokyo.
La luxure et la sexualité crue de The warriors of beauty suit l’ultra-lisse dans la proposition d’Alex Reding (commissaire avec Laurence Lochu), dans la salle suivante de Neumünster (à voir jusqu’au 16 juin également). Ici, ça vit, ça grouille, ça éructe : un Icare, nu et sans ailes, saute inlassablement et retombe, le sexe de telle danseuse est exhibé, moulé par ailleurs dans un juste-au-corps constellé de pierreries précieuses, des scarabées ornent un visage comme des bijoux ou vont-ils le dévorer ?
Le scarabée est l’insecte totémique de Jan Fabre, qui est l’inspirateur de ces Guerriers de la beauté du plasticien et cinéaste Pierre Coulibeuf. 70 ans désormais, un âge non pas de « vieux », mais d’artiste ayant la maturité pour analyser les univers vénéneux et magiques des Pierre Klossowski, Sacher-Masoch, Marina Abramovic et donc ici, du brueghelien, boschien Jan Fabre. Comme ce personnage coiffé de l’entonnoir du fou, que l’on retrouve chez les peintres flamands.
BodyFiction(s)… le corps et la fiction. Orlan fut une pionnière provocatrice dès les années 1960-70 pour le statut du corps féminin dans l’art, puis provoqua, dans les années 1980, avec ses implants sous-cutanés. Elle fit ainsi d’elle-même un champ d’expérimentation des canons de la beauté. À elle donc l’honneur des cimaises au Ratskeller du Cercel Cité (jusu’au 30 juin), avec une magnifique série d’autoportraits : tête de terre-cuite précolombienne, africaine ou masque d’opéra chinois. Un travail extrêmement sophistiqué, qui fond non seulement son propre visage dans des stéréotypes ethniques ou culturels, mais traverse le temps, partant de périodes historiques vers un futur d’hybridation encore inconnu.
Au Ratskeller ne sont exposées que des femmes photographes : Katrin Freisager (née à Zurich en 1960), mélange les corps jusqu’à n’en rendre que des visions partielles emmêlées (morceaux de jambes, de bras, cheveux). Ça en devient abstrait mais pas dénué d’érotisme (jambières et petites culottes font partie des entrelacs). Alix Marie (Parisienne, née en 1989), en recouvrant de cire ses prises de vues de détails du corps de son amoureux (Wax photographs), froissées, numérisées, puis réimprimées, accentue les pliures, les craquelures de la peau, d’un mamelon, des poils de sa poitrine. La bouche est présentée à la verticale, la mettant à égalité avec la vulve d’un sexe féminin. On préfère la véracité crue d’Arvida Byström.
Cette Suédoise née en 1991, égérie de followers sur Instragram, est devenue depuis une photographe populaire, qui, par ses choix de mises en scène kitsch, dénonce, à contre-pied, le cliché du corps féminin érotique. C’est l’opposé même qui attend le visiteur, lors d’un détour par le quartier de Merl, à l’Institut Camões. Les grands tirages noir et blanc (digital sur papier Arche) évoquent un autre temps, une « saudade » lisboète d’il y a trente ans, où un serveur de café attendait le client au rythme d’une journée lente. Cela donne ces mimiques stupéfiées et stupéfiantes de Malgré lui de Jorge Molder : 71 ans désormais, une vie entière passée à regarder Lisbonne vivre. C’est à voir place Victor Thorn jusqu’au 8 juillet.
Neos, d’Ezio d’Agostino, présenté jusqu’au 9 juin au CNA à Dudelange, est l’exposition la plus excentrée de ce premier volet des trois articles que le Land va consacrer à l’Emop. C’est aussi l’exposition la moins littérale de BodyFiction(s), et pourtant. Durant sa résidence, le jeune photographe italien (né en 1979), s’est familiarisé avec les ères industrielles successives du Luxembourg et en a tiré des images métalliques, comme la couleur qui a fondé la fortune du pays, celle de l’acier. Le résultat est magnifiquement mis en lumière (curatrice Michèle Walerich) et donne à voir, par « le » détail évocateur, la sidérurgie (plans des galeries d’une mine), la place financière (le sommet de la Deutsche Bank, tel un phare), le placement de valeurs hors de vue (détecteurs de présence au Freeport), une pépite d’or (qui sait ce que l’on trouvera grâce au space mining dans lequel s’est lancé le Luxembourg ; voir aussi d’Land du 29 mars) ? C’est le versant abstrait de BodyFiction(s), mais pas sans matérialité.