En mars 2021, DeLaVallet Bidiefono présentait Utopia / Les Sauvages au CDN de Rouen, dont il était artiste associé. Une tournée à succès plus tard, les Théâtres de la Ville de Luxembourg accueillent pour la première fois le chorégraphe congolais, dans le cadre du cycle « vivre ensemble », et du focus « nouvelles dramaturgies », dans lequel s’inscrit ce spectacle « débordant de couleurs, de vitalité et d’humanité », comme le mentionne le programme, à juste titre.
Encensé dans tout le monde du spectacle vivant, le travail de Delavallet Bidiefono s’étire de la danse au théâtre, en passant par la musique. « Je vous prie de croire que faire de la danse contemporaine à Brazzaville c’est un combat, véritablement », expliquait David Lescot en introduction à une performance qu’ils menaient ensemble lors d’un colloque à l’Université de Paris 8. C’est à Brazzaville, ville martyre, que le créateur étudie la danse, y fait ses premières créations chorégraphiques, et se fait un nom sur les scènes internationales. Interprète, chorégraphe, formateur, et metteur en scène, dans la mesure où il conçoit ses spectacles dans leur entièreté, Bidiefono est présent à tous les niveaux de ses créations. Il navigue également dans les plus prestigieux cadres du théâtre contemporain.
Utopia / Les Sauvages est un spectacle intense et physique sur la question du vivre ensemble. DeLaVallet Bidiefono formule les rêves d’une vie meilleure, d’un monde où l’on vivrait ensemble. C’est aussi une forme d’autobiographie du chorégraphe. Lui qui est né en République du Congo, à Pointe Noire, dans une ville côtière, une porte vers le monde. Lui qui partout dans son travail évoque aussi cette question de l’ailleurs, d’y trouver ses repères, s’y reconstruire sans perdre ce que l’on est, tel le grand défi du voyageur. DeLaVallet Bidiefono a eu très tôt besoin d’aller vers les autres, de rencontrer la différence, d’aller vers quelque chose qu’il n’a pas. De la côte, il migre vers Brazzaville en 2001, où il rencontre d’autres danseurs et créé son espace. Utopia / Les Sauvages raconte en quelque sorte ce parcours personnel, « sa propre traversée », comme il le dit, et l’explique encore, « c’est un spectacle qui parle de la différence, de la diversité et du défi que l’humanité n’arrive pas à relever, c’est-à-dire le vivre-ensemble. Le rapport à l’autre, chuter, se relever, le voyage, les migrations, de ces personnes qui traversent les océans pour trouver un endroit où il y a plus de paix ».
Sur scène la musique d’Armel Malonga donne le rythme aux corps de neuf danseurs et danseuses, pour que ceux-ci imitent la traversée de la vie. Les danseurs sont tous différents, avec des morphologies et identités très disparates. Le titre, Utopia/ Les Sauvages, rappelle cela, au premier degré, étant d’abord une réponse à l’idéologie coloniale durant laquelle des gens « différents » étaient traités de sauvage. Qu’ils soient différents, ces corps sont ici, comme toujours chez Bidiefono traversé d’énergies communes que les interprètes font circuler en communion. Et puis, on nous raconte aussi cette liberté des corps, « qui circulent, qui courent, qui veulent juste aller vers les autres, les corps qui ouvrent les portes, luttent, pour être libres », comme le commente encore l’artiste africain. « Pour faire une crise cardiaque, il faut d’abord avoir un cœur, mais les gens n’ont pas de cœur, parce qu’ils n’en ont jamais eu. Alors ils vont mourir de quoi », lance en crescendo vers un cri, l’immense showrunner qu’est le musicien Armel Malonga. Le texte qui lie chaque morceau du spectacle est d’une puissance folle, écrit pour l’occasion par Dieudonné Niangouna, ami de longue date du chorégraphe. Ces mots servent de partition à la troupe, solide appui pour narrer cette histoire qui raconte l’humain.
En tous points, Utopia / Les Sauvages nous embarque dans un trip entre intérieur et extérieur, de propos forts et incisifs, à des images posées à la scène comme autant de paysages picturaux. La pièce, dès le début, percute. Ce sont certainement les corps qui invitent à cette sensation, ceux-là attirés par la puissance scénique qui se loge dans des décors mouvants, faits de rien et pourtant d’une efficacité évocatrice sans pareil, ou encore dans la configuration musicale omniprésente, celle-ci opérant dans un cadre strict, permettant pourtant l’improvisation, et donc, la liberté. Car si tout semble posé, chorégraphié, écrit, chaque scène, autre « ville monde » pour le chorégraphe, nouvelle « terre d’accueil » pour la troupe, permet une réécriture, semble pousser à une liberté artistique à chaque fois nouvelle, une folie créatrice, même parfois… Et pourquoi pas, après tout, DeLaVallet Bidiefono le confie lui-même dans sa note d’intention, « certains pourraient croire que je vis en nomade, une sorte d’exil qui ne serait jamais définitif, d’autres au Congo, mes amis, peuvent m’appeler ‘le fou qui voyage’ ».