Au Journal lundi sur RTL Télé, c’est la ministre de la Défense qui est invitée. Après le clash public dans le Bureau Ovale vendredi entre le président américain Donald Trump et son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky, les préoccupations sur la sécurité en Europe ont pris le pas sur toutes les autres considérations. Yuriko Backes (DP) n’est interrogée que sur la géopolitique et l’effort (financier) luxembourgeois en matière de défense. Celle qui est aussi ministre de la Mobilité et des Travaux publics a pourtant inauguré la veille le très emblématique tronçon du tram jusqu’à l’aéroport. « La Russie est un danger pour nous tous », prévient l’élue libérale. « Le danger que la Russie aille plus loin que l’Ukraine est réel », dit-elle en évoquant des rapports produits par des services de renseignements, notamment ceux de l’Otan. « Chaque euro dépensé dans la défense de l’Ukraine est un euro investi dans notre propre sécurité », poursuit celle qui était, de 2022 à 2023, ministre des Finances du gouvernement de Xavier Bettel (DP).
Ce ne serait néanmoins pas le moment de déshabiller le social pour rhabiller la défense. « Nous n’en sommes pas là », réplique-t-elle quand elle est interrogée à ce sujet. Quelques secondes plus tôt, elle avait néanmoins laissé entendre que les dépenses militaires allaient plomber d’autres secteurs :« Als Mobilitéits - a Bauteministesch géif ech Iech och léiwer soen, komm mer investéieren an eis Stroossen, an eisen Tram, a Gebaier, a Logement. Alles dat misse mer och maachen ». Face au Land ce mercredi, elle corrige : « S’il faut prendre des décisions sur cette voie, cela sera un effort de tout le gouvernement et non Madame Backes qui va chercher plus d’argent pour la Défense dans ses budgets Mobilité et Travaux publics. Pas du tout. »
Dans l’accord de coalition, le gouvernement s’est engagé à porter « à moyen terme » l’effort de défense à deux pour cent du revenu national brut (RNB), avec un objectif intermédiaire d’un pour cent en 2028. Lundi, Yuriko Backes, a entrouvert la possibilité que l’objectif entretemps refixé à deux pour cent du RNB pour 2030 soit réévalué. Le Premier ministre, Luc Frieden (CSV), l’a confirmé à la Chambre mardi. Depuis plusieurs semaines, est évoqué le taux de 3,5 pour cent du PIB pour permettre aux États européens de financer eux-même leur sécurité. Selon cet objectif de 3,5 pour cent retraduit par rapport au RNB (en 2023, le ministre François Bausch a convaincu l’Otan que le Luxembourg pouvait se référer cet indicateur, trente pour cent moins élevé que le PIB), ce serait entre 2,5 et trois milliards d’euros qu’il faudrait dépenser tous les ans dans la défense, contre 696 millions d’euros aujourd’hui et 1,5 milliards projetés en 2030. À la fin de la législature, ces deux ministères de Yuriko Backes constitueront le deuxième poste budgétaire (toutes choses égales par ailleurs). Cette année, le ministère de la Mobilité et des Travaux publics devrait dépenser autour de 3,2 milliards d’euros, celui de l’Éducation 4,3 milliards et celui de la Santé et de la Sécurité sociale 5,8 milliards.
Les besoins nationaux en termes d’éducation et de dépenses sociales sont tout trouvés. Idem pour les infrastructures. C’est beaucoup moins évident dans la défense où l’industrie locale est quasi-inexistante, à l’exception de l’opérateur de satellites SES qui lutte contre son obsolescence. Comment donc dépenser tout cet argent ? Les soupçons commencent à poindre. « Madame Backes, arrêtez de faire peur aux gens », lit-on dans les commentaires de l’interview de la ministre sur rtl.lu. S’ajoutent des stigmatisations usuelles contre les « EU Greendeal Bürokraten », les politiques « LGBTQ+ » ou encore les médias. « Après avoir repris le message des lobbys pharmaceutiques, voilà ceux des armes », alimente un commentateur. Les réactions rappellent la pandémie. La mise sous les projecteurs d’une ministre, a fortiori plutôt novice, aussi.
Yuriko Backes, 54 ans, a débarqué en politique et au gouvernement en janvier 2022. L’ancienne diplomate et maréchale de la Cour a signé au parti libéral deux mois avant l’agression russe. Ministre des Finances, elle est immédiatement montée au front politique en copilotant les sanctions à l’égard de la Russie. La guerre en Europe est vite devenue son pain quotidien de ministre. Elle doit dorénavant le faire avaler à une population qui ne voit pas toujours un intérêt à payer plus d’impôts pour un conflit qui ne l’affecte pas directement, à l’inverse du virus qui tue des proches. La Pologne ou les Pays baltes pourraient être les prochaines cibles de Vladimir Poutine répètent les dirigeants luxembourgeois et européens. Or, une attaque contre un allié de l’Otan entraînerait théoriquement tous les pays de l’organisation dans un conflit selon l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord. Face au Land, Yuriko Backes se veut « réaliste et consciente ». Elle se réfère à la conférence de Munich sur la sécurité qui s’est tenue à la mi-février et à laquelle elle assistait avec ses homologues. Le discours de J.D. Vance (vice-président américain) a confirmé chez elle la conviction que les Européens devaient investir résolument dans leur sécurité, mais aussi défendre la démocratie en Europe. « J’ai eu le sentiment profond de vivre un tournant historique depuis la Deuxième Guerre mondiale. » La ministre de la Défense en appelle « à la responsabilité du gouvernement et même de toute la société » : « Nos arrière-petits-enfants liront dans les livres d’Histoire ce que nous vivons aujourd’hui. Ils nous jugeront sur ce que nous avons dit et ce que nous avons fait. »
Les discussions de jeudi entre les États membre de l’UE à Bruxelles devaient porter sur les modes de financement de la sécurité européenne. Les montants à allouer dans le cadre de l’Otan seront déterminés lors du sommet de l’organisation à La Haye du 24 au 26 juin. Sera aussi déterminé ce dont l’alliance a besoin pour se défendre. « Ce sont les discussions menées en ce moment et qui seront agréées par les ministres en juin », détaille Yuriko Backes. Concernant la dépense, « l’idée, comme écrit dans l’accord de coalition, c’est clairement d’attendre des retombées économiques au Luxembourg, quelque chose que tous les États font », précise la ministre. D’ailleurs, pendant que Luc Frieden livrait son discours devant la Chambre mardi, Backes assurait le back office à Bruxelles où elle rencontrait le commissaire à la Défense, Andrius Kubilius. Auprès du Lituanien, elle a insisté sur la nécessité de « garantir la participation des PME » à la densification du tissu industriel de la défense européenne, une manière d’assurer des débouchés aux entreprises luxembourgeoises concernées comme Euro-Composites ou Gradel.
Pour Yuriko Backes, plus que jamais, « si nous voulons la paix, il faut se préparer à la guerre, malheureusement ». Le lexique dramatique employé détonne avec le phrasé distancié, presque robotique, traditionnellement adopté par Yuriko Backes. Son attitude froide face aux micros contraste régulièrement avec la sensibilité régulièrement manifestée par son camarade Xavier Bettel ou, une fois n’est pas coutume, par le Premier ministre qui, samedi dernier, a dit avoir pleuré devant « l’Eclat de la Maison blanche ». Son entourage y distingue un reflet de sa nature technocratique. La ministre a étudié les relations internationales à Londres (LSE et SOAS) puis a conclu son cursus au Collège d’Europe à Bruges. Ses années d’expérience dans la diplomatie, à l’étranger (New York, Bruxelles, Tokyo) ou au ministère d’État en tant que conseillère diplomatique sous Jean-Claude Juncker (CSV) puis Xavier Bettel, ou encore son passage à la tête de la représentation de la Commission au Luxembourg, lui confèrent une connaissance profonde des affaires européennes et internationales, mais aussi des personnalités qui comptent (comme Mark Rutte, ancien chef du gouvernement néerlandais aujourd’hui secrétaire général de l’Otan).
S’ajoute un engagement entier dans son travail, tout au long de son parcours et d’autant plus depuis qu’elle est ministre. De l’aurore jusqu’à la nuit. « On reçoit les emails de la ministre dès 6 heures du matin », témoigne un collaborateur. « Je ne m’attends pas à ce qu’ils répondent immédiatement », précise ladite ministre. Elle réfute (en rigolant) la rumeur selon laquelle elle s’était tondue le crane lorsqu’elle était sherpa pour se lancer au plus vite dans ses tâches professionnelles : « Il est vrai que je ne suis pas quelqu’un qui aime perdre du temps à se coiffer. Cela m’arrangeait, mais ce n’était pas la motivation. » Des collaborateurs proches relèvent son « approche méthodique et structurée ». Elle lit les notes en entier pour préparer les discussions, « ce qui n’est pas la norme » chez les ministres, relève-t-on encore. « Tout ce que je fais doit être bien préparé, pour pendre tous les scénarios en compte », réagit la concernée. Elle se tient en outre souvent éloignée des polémiques politiciennes. Cette approche prudente a été couronnée de succès en 2023. La novice de la politique est arrivée deuxième de la circonscription centre avec 24 000 voix. Certes 10 000 voix derrière son mentor Xavier Bettel, mais 4 000 devant Lydie Polfer et 7 000 devant Corinne Cahen.
Yuriko Backes peut, elle aussi, capitaliser sur l’exposition du moment. Même si le Premier ministre est mieux placé pour capter la lumière. Mais sa connaissance des dossiers européens et ses contacts sur la scène bruxelloise font penser à certains qu’elle pourrait obtenir à moyen terme un poste international. Notamment dans la défense européenne. Une fois que le Luxembourg satisfera à ses obligations à l’Otan (il est l’un des trois plus petits contributeurs) et ne passera plus pour un passager-clandestin (free rider), le pays et ses représentants constitueront des candidats solides pour concilier les intérêts des Français et des Allemands (mais aussi des Italiens) à la tête d’un commandement européen ou dans une défense européenne plus intégrée. Yuriko Backes l’envisage-t-elle ? « Je me concentre sur mon boulot maintenant et j’ai toujours travaillé ainsi », répond-elle fermement.