Le CSV fait son deuil de l’atlantisme. Ce samedi, le choc de la veille était encore perceptible au congrès du CSJ à Grevenmacher. Claude Wiseler, Gilles Roth et Luc Frieden avaient mis leur col roulé noir. « Nous ne sommes plus sûrs de savoir qui est notre ami et qui n’est pas notre ami », a avancé le président de la Chambre. Et d’ajouter illico : « Nous allons évidemment essayer de maintenir l’amitié avec l’Amérique. C’est une obligation historique. C’est également une nécessité. Si nous allons réussir, c’est une autre question par contre... » Luc Frieden a, lui aussi, tenté le grand écart. « Dat ass am Fong ee grousse Broch », a-t-il constaté. Mais « bei aller Trauregkeet », les États-Unis resteraient « un partenaire important » tant militaire qu’économique. Invité le lendemain sur le plateau de RTL-Télé, Luc Frieden dira avoir eu les larmes aux yeux en voyant Volodymyr Zelensky se faire humilier en direct à la Maison blanche. Ces images l’auraient « choqué », « perturbé ».
« Mir waren nach ganz amerikanesch », a expliqué Marc Spautz aux membres du CSJ, pour la plupart nés après l’an 2000 (lire page 11). Le chef de fraction a raconté comment, en 1984, il a commencé à travailler chez la WSA, l’entrepôt de l’Otan et de l’armée américaine à Sanem, rappelant que « le front traversait directement l’Allemagne ». Le réalignement russe de Trump a pris le CSV de court. Son logiciel idéologique est devenu inopérant. « C’est un nouveau moment pour moi-même, mais aussi pour ma génération », a concédé Spautz. « Il y a trois ans encore, je n’aurais pas pu m’imaginer dire un jour : ‘On ne peut pas rester dans la dépendance de l’Amérique.’ » (Même si Macron avait plaidé, dès 2017, dans son discours à la Sorbonne, pour « l’autonomie stratégique de l’Europe ».) Les intervenants cherchaient les bonnes métaphores pour décrire la terra incognita. « Si on ne fait pas attention, on va se retrouver entre les USA et la Chine, comme un touriste sans Google Maps », a avancé l’eurodéputée Martine Kemp. La formule n’a fait rire personne.
Luc Frieden n’a pas résisté à la tentation de faire du Luc Frieden. Le temps du « leadership » serait venu, a-t-il lancé aux jeunes gens sérieux du CSJ, faisant son propre éloge : « A menger politescher Zäit hunn ech eng Rei där Krise gesinn… » Il évoquait les attentats de 2001 (« do huet Europa gesot, elo kommen d’Fundamentalisten an déi maachen alles futti ») et à la crise financière (« wou gesot gouf […], mir ginn alleguerten aarm »). Mais l’Europe, unie, s’en serait à chaque fois sortie ; ce qui fonderait son « optimisme » actuel. Alors que le Grand-Duché semble relégué sur le banc des spectateurs, le Premier ministre répète qu’il serait en contact permanent avec les autres chefs d’État, insistant sur « déi Telefonsgespréicher, déi ech an de leschten Deeg an och nach haut geféiert hunn ». Luc Frieden s’est affiché volontariste : « Si nous ne tombons pas d’accord à 27, nous allons le faire à 25. Si la Hongrie et la Slovaquie veulent emprunter d’autres voies, qu’ils empruntent d’autres voies. Mir dierfen eis dovun net bremse loossen. » Il y a peu, Frieden exprimait encore sa volonté de « comprendre » les vues d’Orbàn. (Ce qui lui avait valu le sobriquet d’« EU’s Orbán whisperer » dans Politico.) Il a changé d’avis entretemps.
Les déclarations ciselées de Frieden contrastent avec les improvisations de son ministre des Affaires étrangères. « L’Europe doit réunir ces gens autour d’une table » a lancé Xavier Bettel dimanche soir sur RTL-Télé, en faisant référence à Zelensky et Trump. Le politicien libéral s’est affiché accommodant : « Mais pas d’action contre l’Amérique ! J’insiste sur ce point. » Il faudrait trouver « un dénominateur commun » et surtout ne pas courroucer le président des États-Unis qui sera encore en fonction « pour un long moment ». Le Premier a lui aussi tenté de ménager les susceptibilités américaines : « Ceci n’est pas une attitude contre l’Amérique, c’est une attitude pour l’Europe », a-t-il proclamé mardi à la Chambre. Pendant ce temps, le président de l’American chamber of commerce se fâchait sur LinkedIn : « Let’s calm the hateful anti-US rhetoric. […] Americans are simple. They want respect, appreciation and fair treatment. »
Pas de bashing contre les États-Unis, telle est la consigne donnée au sein de la fraction du CSV. On sent une certaine réticence à caractériser la nouvelle Amérique de Trump. Ce samedi, chez le CSJ, Marc Spautz a fait une longue périphrase en parlant du « président d’une grande démocratie » : « En même temps, et je vais peut-être dire quelque chose que je vais un jour regretter, il s’entoure d’oligarques, fir et dann elo mol esou auszedrécken. » L’opposition a moins besoin de s’encombrer de bienséance diplomatique. Franz Fayot parle d’« un pays en train de glisser à grande vitesse vers le fascisme », tandis que David Wagner évoque « les vautours de Washington et de Moscou ». L’administration de Trump coche de plus en plus de cases dans la check list autoritaire : La glorification d’un passé imaginaire, des visées expansionnistes (du Groenland à Gaza, en passant par le canal de Panama), la marginalisation des médias critiques, le revanchisme cultivé envers les adversaires et anciens alliés. À cette liste, la journaliste russo-américaine Masha Gessen ajoute le mensonge typiquement trumpien : « It is the power lie or the bully lie. [...] There is no defense against this lie because the point of the lie is to assert power, to show I can say what I want, when I want to. »
Dans un monde qui est devenu très vite très hostile, le réarmement est présenté comme le nouvel impératif européen. D’où proviendra l’argent ? Voilà la Gretchenfrage qui va dominer le débat politique des prochains mois. (À côté du « How To Spend It » ; d’autant plus que, sans industrie d’armement, la promesse d’un keynésianisme militaire sera difficile à tenir) Ce samedi, au congrès du CSJ, Marc Spautz a préféré s’en tenir à une formulation pudique : « Et muss een de Budget e bëssen ëmstimuléieren ». Bien que réputé pour sa prudence, Claude Wiseler s’est aventuré loin : « De Gilles [Roth] wäert do am Vierdergrond stoen, dat wäert sécherlech eng ganz Rei Sue kaschten. An mir mussen déi organiséieren. An dat heescht, datt mer op enger anerer Plaz musse spueren. Dat si keng eidel Wierder. »
Le ministre des Finances (et potentiel premier ministrable) était pourtant sur une bonne lancée, distribuant des cadeaux fiscaux au nom du « méi Netto vum Brutto ». Le malheur des temps le poussera dans un rôle moins populaire. En début de semaine, Gilles Roth était en tournée à travers les pays baltes, où il visitait des centres militaires et discutait de dépenses de défense. « La guerre est palpable », est-il cité dans le communiqué officiel. En mars 2022, alors que les troupes russes étaient à une quinzaine de kilomètres de Kiev, le politicien d’opposition Gilles Roth s’offusquait surtout des prix à la pompe : « D’Leit brauchen elo keng Geopolitik, si brauche keng Beléierungen, mee si brauche virun allem Alldags- an Terrainspolitik », s’exclamait-il alors à la Chambre.
Dimanche, Luc Frieden a tenté de rassurer les spectateurs de RTL-Télé : Les investissements militaires ne se feraient pas aux dépens de la politique sociale ou des énergies renouvelables. Deux jours plus tard, il a esquissé trois pistes sans se fixer : la dette, les fonds européens ainsi qu’une « autre politique financière » (lire : un paquet d’austérité). Ce sera probablement un mélange des trois. Restera à en déterminer les proportions. Le grand marchandage devrait débuter dès le prochain conseil de gouvernement. (Au sein de la fraction CSV, le débat n’aurait pas encore été mené, dit Marc Spautz au Land.) La décision devra être prise « au cours des prochains mois, voire des prochaines semaines », a annoncé le Premier, donnant comme date-butoir le prochain sommet de l’Otan en juin (l’état de la nation devrait avoir lieu peu avant). Puisque cette question engagera le pays au-delà d’une législature, Frieden promet de consulter tous les partis, afin de dégager « un consensus fort ».
Après avoir fait le deuil de l’atlantisme, le CSV et le DP sont-ils prêts à faire la croix sur la limite (auto-imposée) des trente pour cent d’endettement ? Étant donné le fétichisme du « triple A », les réticences sont énormes. À moins que Luc Frieden n’imite le revirement de son alter-ego Friedrich Merz, un autre atlantiste et deficit hawk en voie de conversion. L’annonce du futur chancelier de desserrer la « Schuldenbremse » a scandalisé la presse germanophone de droite : « Merz-Milliarden-Miese » (Bild), « Der Zweck heiligt nicht alles » (FAZ), « Schuldenorgie » (NZZ).
Un autre tabou pourrait bientôt tomber : La confiscation des avoirs russes gelés. Ce mardi, le LSAP, Déi Gréng et Déi Lénk ont défendu cette idée au Parlement qui pourrait libérer plus de 200 milliards d’euros. Luc Frieden reste très tiède sur la question, peut-être par crainte de se faire mal voir par la place financière et ses clients privés. Son argumentation reste en tout cas purement formaliste : Ces avoirs étant principalement détenus à travers la chambre de compensation Euroclear, ce serait à la Belgique d’en décider, a-t-il expliqué. Si la Pologne et les pays baltes sont favorables à une confiscation, la France et l’Allemagne y restent pour l’instant opposées, craignant de créer « un précédent économique » et d’effaroucher les investisseurs. Or, leur position serait en train de changer, note le Financial Times ce mardi.
Depuis une semaine, le discours politique puise pleinement dans le pathos, un registre généralement délaissé au pays du pragmatisme. C’est la mine grave que le Premier ministre s’est avancé vers le pupitre de la Chambre, ce mardi en début d’après-midi. Le Luxembourg devrait se placer du bon côté de l’Histoire qui s’écrirait ces jours-ci. Si l’Ukraine tombait, les États baltes et la Pologne seraient les prochaines proies. Le Premier ministre a envisagé la possibilité que des troupes pourraient être stationnées dans en Ukraine. Il l’a fait avec toutes les précautions rhétoriques imaginables : « Si nécessaire, nous allons, le moment venu, participer à des garanties de sécurité. Ils ne sont pas à l’ordre du jour aujourd’hui, et on ne nous l’a pas demandé jusqu’à présent. » Les soldats luxembourgeois pourraient uniquement participer à une opération de maintien de la paix, a assuré Frieden, et ceci dans le cadre d’un mandat international ou européen, et avec l’accord de la Chambre.
La trajectoire de la hausse des dépenses militaires devrait être « fondamentalement » revue : « Mir wärten net derlaanscht kommen », a dit Luc Frieden ce mardi (lire page 9). Le consensus politique était très large, allant du CSV à Déi Lénk. Mais face au Land, Laurent Zeimet estime que « ce ne sera pas simple de convaincre les gens » : « Je ne me fais pas d’illusions sur ce point. » Fraîchement de retour de Kiev, le député CSV a tenu un discours émotionnel à la Chambre « Mir wëllen e Fridden a Fräiheet – a kee Liewen op de Knéien », a-t-il conclu. Gusty Graas (DP) a souhaité que le Luxembourg ne « joue pas au parasite ». Yves Cruchten (LSAP) a estimé que depuis vendredi, « liewen mir op en Neits an enger neier Zäit » : « Do musse verschiddener, vläit och mir, iwwert hiren eegene Schiet sprangen », a-t-il ajouté en référence aux dépenses militaires. Sam Tanson (Déi Gréng) a félicité le Premier pour « ses mots clairs ». En fin de compte, a-t-elle estimé, l’argent serait « un détail technique » : « Wann et haart op haart kënnt, da sinn déi do », c’est ce qu’auraient prouvé les crises bancaire et sanitaire. Quant à Sven Clement (Pirates), il a plaidé pour produire et consommer européen.
David Wagner (Déi Lénk) a adopté une grille d’analyse trotskiste, évoquant « une guerre contre le fascisme impérial », menée activement par Poutine et soutenue passivement par Trump. Il faudrait faire preuve de solidarité envers les travailleurs ukrainiens qui assurent le gros de l’effort de défense : « On ne refuse pas l’aide à un agressé », a déclaré Wagner, tout en rappelant son opposition à « une spirale de la militarisation » domestique. Alors que la droite perd ses repères atlantistes, la gauche retrouve ses marques anti-américaines.
Face à cette unanimité, Fred Keup a eu jeu facile. « Nous préférons une paix injuste à une guerre juste », a-t-il lancé. « Nous avons concrètement besoin de paix, de paix, de paix », a martelé le chef de fraction ADR. Pour se prémunir, il a d’entrée posé le fait que la Russie a attaqué l’Ukraine, en « violation flagrante » du droit international. Beaucoup moins habile était son plaidoyer pour « une politique d’apeasement », dont on connaît le succès historique. Ce lundi, lors d’une réunion de la commission des Affaires étrangères, Keup a laissé la parole à Fernand Kartheiser. Le même jour, l’eurodéputé ADR a envoyé une lettre, empreinte de flagornerie, à Donald Trump, félicitant ce « tireless champion of freedom » de ses efforts pour « normaliser les relations avec la Fédération de Russie. » L’eurodéputé luxembourgeois se recommande au président américain comme une sorte de martyre, diffamé par « les médias dans [son] pays » ainsi que par « les parlementaires à travers le spectre politique ».
Fred Keup a choisi un autre angle d’attaque : « D’où allez-vous sortir l’argent ? Je vous préviens – t’ass wierklech net béis gemengt – mais les populations européennes ne vont pas l’accepter ». Il s’est référé au dernier Eurobarometer de l’automne dernier, selon lequel seulement 47 pour cent des sondés luxembourgeois se disent favorables à l’achat et à la livraison d’équipements militaires à l’Ukraine. Un taux qui a chuté de onze points de pourcentage. Comme durant le Covid, l’ADR va tenter de séduire des parties de cet agrégat statistique très hétéroclite, qui va des pacifistes de la vieille école aux adeptes du nouvel autoritarisme.
Après plus d’une heure de discussions géopolitiques en plénière, arrive l’heure des questions au gouvernement. Quasiment sans transition, Maurice Bauer (CSV) est appelé pour présenter sa question sur les « Lachgaassbonbonne ». Le gaz hilare serait « ganz en vogue als Party-Drog », croit savoir le député CSV. Or, les bonbonnes risqueraient d’exploser dans les incinérateurs des déchets. Au tragique succède le comique. Le monde s’écroule, le quotidien parlementaire continue.
Des fois, le Grand-Duché se rappelle ses vulnérabilités inhérentes. Issu du droit des affaires, Luc Frieden rêvait le Luxembourg en plateforme financière hors-sol, à l’image de Singapour ou de Doha. Il invoque aujourd’hui le droit international et le multilatéralisme : « Nous pouvons nous accrocher aux traités, les traités de l’Otan, les traités de l’Union européenne », a-t-il déclaré ce samedi face aux jeunes du CSV. Le Premier ministre a tenté de prendre la mesure du « changement historique » qui venait de s’opérer. Que celui avec « le plus de pouvoir et d’armes » puisse simplement envahir son voisin, voilà qui serait « dramatique, surtout pour les petits pays comme le nôtre ». Mais la liberté serait également menacée de l’intérieur par des forces « d’extrême-droite et parfois d’extrême-gauche ».
Le congrès du CSJ s’est tenu dans la ville natale de Joseph Bech, dont l’Histoire aura surtout retenu la loi muselière. Le nouveau centre culturel Machera, où se rassemblaient la cinquantaine de politiciens en herbe, se trouve à 150 mètres de la sculpture monumentale érigée en l’honneur du notable de droite, ministre des Affaires étrangères entre 1926 à 1959. C’est Joseph Bech qui, au lendemain de la guerre, avait poussé à l’abandon de la neutralité (contre l’opposition des socialistes et communistes), et œuvré à l’intégration du Luxembourg au sein du Pacte atlantique.
Dans « Un nain à la table des géants » (Hémecht, 2018), l’historienne Aurélia Lafontaine a tenté d’évaluer le rôle joué par le Luxembourg dans la création de l’Otan. (Plot spoiler : Il était « relativement marginal ».) Hugues Le Gallais, l’ambassadeur luxembourgeois à Washington, se montrait surtout soucieux de « ne froisser personne », revendiquant ouvertement « un rôle passif ». Dans une lettre à Bech, il revient sur une conversation avec le principal fonctionnaire du State Department : « J’ai répondu que je préférerais qu’il demande d’abord l’avis de mes collègues belge et hollandais et j’ai ajouté que si ces deux-ci avaient le même point de vue, je me rallierais à eux pour maintenir l’esprit Benelux. Cette remarque a fait rire. »
« Le Luxembourgeois n’a guère le goût de la chose militaire », notait le Land en 1955. Depuis les années 1960, les gouvernements successifs ont marchandé avec l’Otan sur la part du PIB consacrée au budget de la défense, se voyant régulièrement reprochés de « mettre en cause la solidarité atlantique ». « The post-war Luxembourg Army never experienced a genuine societal integration and acceptance, but rather a slow alienation from civil society », note le jeune historien Félix Streicher dans Militärgeschichte Luxemburgs (2022). Ces paramètres historiques ont été bouleversés par le risque de voir émerger, à côté de la Russie et de la Chine, un troisième bloc autoritaire.