Au début du printemps, un demi-millier de consultants informatiques ont reçu une lettre déplaisante de l’Administration des contributions directes (ACD). Ils se font rattraper par les montages fiscaux qui, des décennies durant, étaient la norme dans le secteur : une moitié claire et émergée, une moitié obscure et immergée. Un salaire de base flat-rate fut déclaré et mis en vitrine sur la retenue de l’impôt tandis qu’une rémunération parallèle et défiscalisée transita par des comptes offshores ou atterrit sur des cartes Visa prépayées. Si ces schémas sont utilisés par certains CEOs et managers, dans le milieu des consultants de l’IT, ils furent reproduits à l’échelle de masse. Depuis plus de vingt ans, la fraude fiscale y était le modèle standard. Ce système fut mis en œuvre par de nombreux marchandeurs de freelances, les sociétés de portage ou « umbrella companies ». Remontant jusqu’à dix années en arrière (au-delà commence la prescription), le fisc fait aujourd’hui un redressements fiscal, et les notes sont salées. Allant de plusieurs dizaines de milliers à quelques millions d’euros, les concernés ont cinq à six mois pour dégotter l’argent. Certains destinataires se sont éclipsés. Ainsi, après avoir reçu la lettre de l’ACD, un informaticien s’est enfui Down Under, en Australie.
Le scandale arriva par Connexion Group. Lorsque, au printemps 2014, la Police judiciaire fait une première perquisition dans ses locaux à Ellange, elle découvre dans les coffres-forts et sur les serveurs une toile d’araignée de sociétés-écran qui, combinées à une comptabilité créative, permirent de court-circuiter les impôts. C’étaient les inspecteurs belges qui, dans le cadre d’une demande d’entraide judiciaire, avaient mis la puce à l’oreille de leurs collègues luxembourgeois. Sachant leur mécanique mise à nue, un vent de panique souffla sur Connexion. En juin, une administratrice démissionne en catimini. Après une deuxième perquisition fin juillet, les comptes de la société sont gelés. Rapidement, les flux de trésoreries se tarissent et, fin août, Connexion se déclare en faillite. Les dirigeants qui le pouvaient, partirent, certains en direction de l’Afrique du Sud. Les employés moins mobiles sont pris au piège. Connexion employait une centaine d’informaticiens. Traités comme des pestiférés, ils peinent à trouver une nouvelle société de portage qui accepte de les abriter. En remontant leurs biographies professionnelles, les enquêteurs se rendirent compte de la prédominance de ces montages dans le secteur. Neuf mois plus tard, les premières lettres sortaient de l’ACD. Des centaines d’autres allaient suivre.
À s’entretenir avec les fraudeurs du fisc, on a droit à tout l’éventail des justifications. Les uns se prétendent victimes de leur « mentalité d’employés » ou de leur « jeunesse et naïveté ». Ils disent avoir considéré la rémunération défiscalisée comme une partie intégrante du modèle d’affaires luxembourgeois et accusent les sociétés de portage de les avoir mal informés sur les conséquences légales. D’autres assument, mais disent ne pas avoir eu d’autre choix que de travailler en portage : « C’était ça ou la porte ». Une société de portage ayant commercialisé de tels modèles de planification fiscale s’en lave les mains. En dernière instance, y dit-on, la décision de ne pas déclarer les revenus, incombait aux seuls consultants : « Ils étaient informés des risques. C’était à eux de les assumer ou non. »
Or poser la question uniquement en termes d’éthique individuelle serait réducteur. Pour saisir le système de la consultance informatique, il faut remonter la chaîne qui relie le petit consultant au gros client. Ainsi, lorsqu’une institution européenne cherche des informaticiens pour un projet, elle passe par un appel d’offre. Les grandes boîtes de l’IT (IBM, Telindus, Post, etc.) s’allient dans des consortiums pour répartir les risques et réunir les profils requis. Or, puisqu’elles ne disposent souvent que de la moitié des salariés nécessaires, elles recherchent des travailleurs freelances auxquels on recommande discrètement que, s’ils veulent gagner plus, ils feraient bien de se choisir une société de portage. Sans être portés par une telle société, les freelances n’ont pratiquement aucune chance de décrocher les gros projets.
Afin de court-circuiter les conventions collectives et flexibiliser les structures salariales, de nombreuses firmes ont poussé leurs salariés vers le statut freelance et dans les bras des umbrella companies. Ces pseudo-freelances n’interviennent pas sur des projets ponctuels, mais sur les opérations courantes, et ceci des années durant. En France, ces pratiques sont prohibées par le « délit de marchandage », interdisant de remplacer de la main d’œuvre salariée par des freelances dans la seule optique de baisser les coûts ; disposition que le Code du travail luxembourgeois ignore. Pour les informaticiens frontaliers ou expats, le passage au statut freelance était l’occasion rêvée de se faire une situation, de changer de train de vie. Certains déclaraient le salaire minimum social, tout en roulant dans de luxueuses voitures allemandes. Car comme freelances opérant sous une umbrella company, les consultants gagnent très bien leur vie. Pour des profils recherchés, les salaires dépassent aisément les 10 000 euros par mois. La concurrence entre sociétés de portage est telle que celles refusant l’option offshore, risquaient de provoquer le départ de leurs consultants vers d’autres umbrella companies plus complaisantes.
Les sociétés de portage ne sont pas des spécialistes en informatique, elles fonctionnent plutôt comme des fiduciaires. « Minimise your paperwork and maximise your income », c’est avec de tels slogans qu’elles tentent d’attirer les consultants. Elles s’occupent des besognes administratives, gèrent la comptabilité et, surtout, font le « planning fiscal » de leurs employés travaillant ailleurs en freelance. Au Luxembourg, elles ont trouvé un terreau fertile. Secret bancaire, expertise en ingénierie financière, laxisme des autorités ; lorsqu’elles débarquent, le complexe juridico-fiscal de l’évasion était déjà en place ; et pourquoi les résidents ne l’utiliseraient-ils pas à leurs propres fins ? Or, comparés aux montages des Big Four et des grands cabinets d’avocats, les emballages fiscaux des umbrella companies étaient mal ficelés et franchissaient la ligne grisâtre du « borderline-legal » pour déborder dans le noir de la fraude fiscale. Pour faire transiter des tranches de salaires de la société luxembourgeoise, aux sociétés-écrans offshores, puis sur les comptes luxembourgeois, des factures avec des « fees » pour services plus ou moins fantasques furent fabriqués. Des modèles qui ressemblent fortement à de l’escroquerie fiscale (si l’argent n’était pas déclaré) ainsi qu’à l’usage de faux.
Après vingt ans de loyaux services, l’implosion de ce système fera des malheureux. Car du haut en bas de la chaîne de sous-traitance, tous en profitaient, que ce soit directement ou indirectement. Les banques et institutions européennes qui purent faire pression sur les tarifs ; les boîtes informatiques sous-traitantes qui empochaient de larges marges tout en restant flexibles ; les sociétés de portage qui vendaient en masse leurs modèles d’optimisation fiscale et retenaient une dizaine de pour cent du salaire de leurs employés-freelances ; et, enfin, les informaticiens qui pouvaient – s’ils le voulaient – goûter aux fruits défendus des paradis fiscaux et toucher des rémunérations juteuses. Les couches intermédiaires font fonction d’autant de fusibles entre la fraude et le client final. Elles permettent à chacun de ne pas trop en savoir.
Les fraudeurs pris suscitent peu de sympathies : encore heureux qu’ils ne doivent pas – pour l’instant du moins – payer des pénalités, c’est le commentaire parmi les fiscalistes contactés. (Pénalités qui pourront aller jusqu’à quatre fois les impôts éludés.) Du côté d’une société de portage contactée (la seule qui ait pris notre appel), on félicite « la discrétion incroyable » des médias luxembourgeois et on évoque une « douche froide ». Tous attendent, anxieusement, que l’orage passe. Ce qui, pour l’heure, est tout sauf garanti, une enquête du Parquet étant toujours en cours. Les cotisations patronales pour le Centre commun de la sécurité sociale forment une autre épée de Damoclès qui pourrait financièrement casser la nuque à certaines sociétés de portage.
Le « dentiste belge » subvertissait le principe de la justice fiscale, mais au moins le faisait-il ailleurs, en-dehors des frontières luxembourgeoises. Ce n’était donc pas « notre » problème. Le secret bancaire, écrivait il y a quelques années le juriste Patrick Kinsch, « présente toutes les caractéristiques économiques d’une externalité négative ». Mais la grande indulgence des autorités luxembourgeoises dans les dossiers de fiscalité internationale a fatalement produit des effets secondaires, qui, eux, sont tournés vers l’intérieur. Dans la pratique, la tendance vers le laxisme était accentuée par l’anémie d’une administration qui, jusque dans les années 2000, n’avait ni les moyens ni l’audace de faire respecter les lois. Ainsi, laissait-on en paix les médecins, réviseurs d’entreprises et avocats, de peur de se faire des ennemis ou de se retrouver devant les tribunaux. Ceci donnait à penser que tout – ou presque – était permis. L’ACD fonctionnait en entreprise familiale avec laquelle on pouvait toujours finir par s’arranger.
Plusieurs facteurs expliquent le durcissement de ces dernières années. Le directeur Guy Heintz d’abord, qui, bien qu’un ancien du CSV (il avait été, seize ans durant, conseiller communal à Wellenstein, puis à Wasserbillig), s’est révélé plus opiniâtre que ses prédécesseurs. Sa nomination en 2006, sonnait le glas pour la vieille école. L’ACD se mit à recruter des universitaires, à effectuer des contrôles fiscaux, puis à lancer, avec plusieurs années de retard, l’informatisation de ses services. Le réalignement, suite au choc Luxleaks, du ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) sur la ligne de défense juridiquement farfelue de Jean-Claude Juncker – qui postulait, en substance, que l’ACD agissait en indépendance du pouvoir politique – a élargi la marge de manœuvre de Heintz.
Si, sur la fiscalité internationale, Heintz a toujours été le gardien dévoué du temple du secret fiscal, protégeant les intérêts des évadés fiscaux et des multinationales (il avait ainsi passé le gros des années 1980 et 1990 à la division des relations internationales), sur la question de la justice fiscale entre résidents, il se montra plus irrévérencieux. Il fut aidé par le contexte politique. Deux ans après sa nomination, la crise financière fit des recettes budgétaires une des grandes priorités politiques, juste derrière les dépenses. Ce n’est pas un hasard que le recrutement de nouveaux fonctionnaires – qui passeront de douze à 34 – dans le Service révision fut annoncé dans le Zukunftspak comme une mesure d’économie.
Malgré ces avancées administratives, l’injustice fiscale reste un phénomène structurel. Le Luxembourg aurait une « interprétation restrictive du principe de l’égalité », écrivait le juriste Alain Steichen dans sa thèse de 1994. Il y voyait « le reflet d’une religion nouvelle particulièrement développée au Luxembourg […] dont la doctrine tient en un seul canon : les textes constitutionnels doivent plier devant les lois économiques, notamment celle de la course internationale à la compétitivité fiscale ».
Une bonne partie des revenus reste défiscalisée. Ces exonérations et réductions bénéficient aux plus-values de titres, aux capitaux d’assurances-vies et aux dividendes. Depuis une circulaire de décembre 2012, les stock options – y inclus ceux d’une autre entreprise – sont soumis à une charge fiscale effective de moins de dix pour cent. Selon Pierre Gramegna, le « déchet fiscal » (le manque à gagner) de cette mesure est « extrêmement difficile, voire impossible à mesurer ».
En juillet 2013, suite au lobbying de la puissante industrie des fonds, la Chambre des députés introduisit à la quasi-unanimité le carried interest, un bonbon fiscal censé attirer les managers de fonds alternatifs (hedge funds, private equity, venture capital) ; mesurée à son objectif, l’initiative fut un échec, le Luxembourg continue à occuper une position subalterne, celle de back office. Avant le vote, Luc Frieden, alors ministre des Finances, avait crûment déclaré à la tribune du Parlement : « Je trouve que nous ne pouvons appliquer partout le principe de l’égalité. Un pays comme le Luxembourg doit créer les conditions pour être attractif. » Cette logique, les umbrella companies l’ont poussée jusqu’à l’illégalité et, par là, jusqu’à l’absurde. Maladroitement, elles ont créé de toutes pièces une dérogation et un encouragement, censés attirer ces cerveaux qui font tourner la place financière. D’une manière détournée et perverse, via la fraude fiscale, cet incitant était subventionné par l’État.