C’est presque par hasard, en analysant une étude sur les prix commanditée par le ministère de l’Économie, qu’un enquêteur du Conseil de la concurrence tombe sur l’anomalie : À travers les différentes chaînes de supermarchés du pays, les produits de la marque Bahlsen (connue pour les Leibniz Kekse) se vendent au même prix, et ceci quasiment au centime près. Flairant une fixation du prix, le Conseil de la concurrence fait une perquisition au siège de Bahlsen Luxembourg en juillet 2015. À peine deux semaines plus tard, le fabricant de biscuits se met à table et avoue son implication dans une entente verticale avec les supermarchés.
Ce grand déballage traduit moins une réaction de panique qu’un calcul rationnel, une résolution du « dilemme du prisonnier ». Bahlsen s’est mis sous la protection du programme de clémence. Le premier qui parle est protégé ; les autres trinqueront. Inspiré des « maxi-procès » contre la mafia italienne, la clémence accorde l’immunité partielle ou complète, en contrepartie d’une collaboration avec les autorités de la concurrence. Le repenti qui brise l’omertà et trahit l’entente illicite peut espérer s’en sortir plus ou moins indemne.
Quatre ans et quelques perquisitions dans les grandes surfaces plus tard, le Conseil de la concurrence vient de communiquer ses griefs aux parties visées. (Cactus, le leader luxembourgeois sur le marché des grandes surfaces, n’a pas souhaité commenter « une affaire en cours ».) Face au Land, Pierre Barthelmé, le nouveau président du Conseil de la concurrence, distille les premiers éléments de l’affaire Bahlsen. Alors que, par le passé, l’autorité luxembourgeoise gardait le silence tant qu’une affaire n’avait pas débouché sur une décision, il a décidé d’imiter l’autorité de concurrence européenne et de parler à la presse dès la communication des griefs.
Barthelmé est visiblement fier de ce qu’il désigne comme « le plus grand et le plus volumineux dossier dans l’histoire du Conseil de la concurrence ». Et de louer « une transparence totale et une collaboration jusqu’à la fin » de la part de la direction allemande de Bahlsen. Les managers fautifs locaux auraient été licenciés, la maison-mère ayant été « choquée » par les agissements dans leur filiale. Or, le repentir semble bien tardif. Deux ans et demi avant que les enquêteurs luxembourgeois ne finissent par buter sur la piste, Bahlsen GmbH avait été condamné par le Bundeskartellamt allemand pour avoir échangé des informations commerciales avec des concurrents.
Dans le petit monde du droit de la concurrence, on s’attend à un choc, à des sanctions sévères contre les supermarchés. Pour le Conseil, le dossier Bahlsen sera l’occasion de rattraper le coup, de démontrer l’existence d’une fixation des prix dans la grande distribution après avoir raté son dossier Luxlait. Cette affaire, qui remonte à 2010, avait été soulevée par un nouvel entrant, le hard-discount belge Colruyt qui avait porté plainte. (La décision du Conseil de la concurrence occulte le nom du plaignant qui, pourtant, circule largement dans le milieu de l’agroalimentaire et des grandes enseignes luxembourgeois.)
En 2008, Colruyt affichait l’ambition de bousculer les équilibres et arrangements sur le marché luxembourgeois. Or, la chaîne, qui se cherche un ancrage local, a besoin des producteurs autochtones. Ses managers tentent d’établir des relations commerciales mais sans dévier de la politique, disruptive, du groupe ; passant outre les règles implicites et les arrangements du marché luxembourgeois. « Un article moins cher ailleurs ? Nous baissons son prix aussitôt » : S’il s’agit de contrer l’action de promotion d’un concurrent, Colruyt est prêt à vendre en-dessous du prix d’achat. Les établis de la grande distribution sont affolés. Certains accusent les firmes locales de l’agroalimentaire, dont ils sont les clients de longue date, d’avoir conclu un deal avantageux avec le nouveau-venu. D’autres font pression pour que les livraisons à Colruyt cessent.
En 2010, face à l’échec d’établir des relations commerciales, Colruyt dépose une plainte devant le Conseil de la concurrence contre Maxim Pasta, Téi vum Séi, Moulins de Kleinbettingen et Moutarderie de Luxembourg. Le discount belge accuse ces entreprises d’avoir fixé, de concert avec les supermarchés établis, les prix de revente.
Depuis, la pression est retombée. Colruyt n’a pas réussi sa percée : d’après un sondage commandité par le Statec, la chaîne belge occupe la neuvième position avec seize pour cent de taux de fréquentation, derrière la chaîne bio Naturata. Colruyt a fini par trouver un modus vivendi avec les producteurs. Ce qui a livré un prétexte au Conseil pour clôturer des dossiers qui, en sept ans, n’avaient pas avancé d’un iota.
À une exception près : la coopérative Luxlait persiste dans son refus d’entrer en relation commerciale avec le hard-discount. En 2015 face au Land, Claude Steinmetz, alors directeur de la coopérative, décrivait le débarquement de Colruyt : « Nous n’avons même pas réussi à leur soumettre une offre. En gros ils nous disaient : ‘Toi, petit, tu nous livreras à partir de demain. À nos conditions.’ Par après, ils ont même fait pression via des politiciens belges... »
Publiée en juin 2018, la décision du Conseil de la concurrence sur l’affaire Luxlait ouvre une fenêtre sur un marché violent. Elle relate la guerre commerciale que se livraient Luxlait et Colruyt. Dans un premier temps, le hard-discount tentera de court-circuiter la laiterie, en s’approvisionnant de glaces Eskimo Pie via des distributeurs intermédiaires. Mais la Provençale cessera les livraisons, en constatant, dans un fax, que Colruyt ne respectait pas les prix conseillés par Luxlait. Le moment le plus absurde intervient en mai 2009, lorsque la laiterie dépêche un de ses employés au magasin Colruyt de Mersch. Il y videra l’entièreté du stock Luxlait, les payant à la caisse, avant de les ranger dans son véhicule et de repartir avec les marchandises « confisquées ».
Après une longue période d’hibernation, le Conseil accélère son enquête contre Luxlait à partir de 2016. (Mais refusera de l’étendre aux supermarchés, sans lesquels une telle entente verticale aurait été impossible.) L’enquêteur va jusqu’à perquisitionner les locaux administratifs de la coopérative pour saisir les mails internes. Mais il n’y trouvera pas de « preuve matérielle directe » d’une fixation du prix. Pas de smoking gun donc, mais seulement « un faisceau d’indices ».
Or, pour basculer d’un « prix conseillé » (légal) à un « prix fixé » (illégal), il faut un élément de contrainte, une forme de « police des prix ». Si l’enquête a pu aisément établir que les produits Luxlait se vendent partout au même prix, elle n’a pas réussi à prouver l’élément de la contrainte. Du moins tel était l’avis du comité juridictionnel du Conseil (qui fonctionne selon une « séparation fonctionnelle » qui rappelle celle entre procureurs et juges). Au bout de sept ans d’enquête, l’affaire est classée sans suites.